Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/97

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raies ; sur cette tenture pendaient, de distance en distance, des cadres encadrant des oiseaux quelconques ; entre les fenêtres étaient des trumeaux, et derrière ces trumeaux se laissaient apercevoir, par un coin, une enveloppe de lettre, un jeu de carte, un bas ; ailleurs se montrait une pendule à poids et balancier, à cadran fiorituré ; il n’en put voir davantage : il sentait que ses yeux poissaient exactement comme si quelqu’un les lui eût enduits de miel.

Une minute après entra la dame, qui était une femme de quelque soixante printemps : elle était coiffée d’une coiffe de nuit sui generis, qu’elle avait assez mal ajustée sur sa tête, ainsi qu’une bande de flanelle qu’elle portait sur le cou. C’était une de ces mille et mille dames campagnardes qui toujours crient pertes et misère et morts et disettes, et portent la tête posée de biais en déplorant toutes ces calamités, qui ne les empêchent pas, toutefois, de remplir peu à peu successivement certains sacs de coutil de mignon petit argent, et ces sacs sont répartis dans les tiroirs des commodes selon leur capacité et leur valeur réelle, et selon l’état des serrures. Il est tels sacs qui ne reçoivent que les tselkoves[1], tels autres les demi-roubles, tels autres les quarts de roubles, et du reste, à regarder, au moment de l’ouverture d’un tiroir, on jurerait qu’il n’y a là que du linge et des camisoles de nuit et des écheveaux de fil en torsade et les parties d’un manteau décousu, qui sera au besoin métamorphosé en robe, si la robe en permanence prend feu au moment où la dame, aux grands jours, cuit les pâtes fines et rissole toutes sortes de friandises en manière d’appétissante friture. Et si, après tout, la robe permanente ne brûle sur aucun point, ne s’use pas à jour et ne fait

  1. Un tselkove est un rouble d’argent (4 francs) ; tselkove rappelle l’idée d’intégralité, d’unité pleine ; rouble rappelle l’idée de couper au couperet, au couteau, à la hache ; n’importe ; l’origine de ce mot signifie part ou morceau, d’après l’usage très-ancien de certaines parties du cuir de cheval et du taureau, imprimées en vigoureux reliefs, que les Grands-Princes de Russie émettaient sous formes de feuilles qui se coupaient chez les particuliers comme en France on coupe le pain bénit. Probablement chaque rouble détaché pouvait se couper aussi en demi-roubles et en quarts de roubles, d’après de certaines raies.