Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/204

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remarquables des jeunes gens depuis 1848. Quel autre scepticisme ! Comme il est mûr et formé et bien portant : le scalpel a remplacé le blasphème. Si cela continue, nos enfants naîtront à quarante ans.

23 mai. — L’insipide chose que la campagne, et le peu de compagnie qu’elle tient à une pensée militante. Ce calme, ce silence, cette immobilité, ces grands arbres avec leurs feuilles repliées sous la chaleur, comme des pattes de palmipèdes… cela met en gaieté les femmes, les enfants, les clercs de notaire. Mais l’homme de pensée ne s’y trouve-t-il pas mal à l’aise comme devant l’ennemi, comme devant l’œuvre de Dieu qui le mangera et fera de l’engrais et de la verdure de sa cervelle de philosophe ? Vous échappez à ces idées dans la pierre des grandes villes.

— Ma maîtresse me racontait aujourd’hui qu’elle avait une fluxion de poitrine et qu’elle n’avait pas dans le moment l’argent nécessaire pour acheter le nombre de sangsues, commandées pour qu’elle guérît. Elle racontait cette anecdote d’une manière très apitoyante, la pauvre fille ! Mais qu’est-ce que cela auprès des terribles souffrances de ceux qui peuvent acheter des sangsues tant qu’il leur plaît ! Le tout est de savoir, si un homme qui meurt de male amour ou de male ambition, souffre plus qu’un homme qui meurt de faim. Et moi, je le crois bien sincèrement.