Page:Goncourt - Journal, t2, 1891.djvu/57

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secondes. Je suis sorti de là, rasséréné, délivré de l’horrible pensée qu’elle avait eu l’avant-goût de la mort, la terreur de son approche.

Jeudi 21 août. —
 

… Au milieu du dîner rendu tout triste par la causerie qui va et revient sur la morte, Maria, qui est venue dîner ce soir, après deux ou trois coups nerveux, du bout de ses doigts, sur le crépage de ses blonds cheveux bouffants, s’écrie : « Mes amis, tant que la pauvre fille a vécu, j’ai gardé le secret professionnel de mon métier… Mais maintenant qu’elle est en terre, il faut que vous sachiez la vérité. »

Et nous apprenons sur la malheureuse des choses qui nous coupent l’appétit, en nous mettant dans la bouche l’amertume acide d’un fruit, coupé avec un couteau d’acier. Et toute une existence inconnue, odieuse, répugnante, lamentable, nous est révélée. Les billets qu’elle a signés, les dettes qu’elle a laissées chez tous les fournisseurs, ont le dessous le plus imprévu, le plus surprenant, le plus incroyable. Elle entretenait des hommes, le fils de la crémière, auquel elle a meublé une chambre, un autre auquel elle portait notre vin, des poulets, de la victuaille… Une vie secrète d’orgies nocturnes, de découchages, de fureurs utérines qui faisaient dire à ses amants : « Nous y resterons, elle ou moi ! » Une passion, des passions à la fois de toute la tête, de tout le cœur, de tous les sens, et où se mêlaient les maladies