Page:Goncourt - Journal, t5, 1891.djvu/168

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Lundi 26 octobre. — Hier, je suis tombé à dîner, à l’improviste, à Saint-Gratien. La princesse faisait, demi-couchée sur un grand divan, l’espèce de sieste réfléchissante, qu’elle a l’habitude de faire, tous les jours, à la tombée de la nuit. Elle s’est tout à coup dressée sur les pieds, et m’entraînant dans le grand salon, qu’elle m’a fait plusieurs fois parcourir d’un bout à l’autre, dans une promenade, au pas hâté, presque militaire, elle s’est mise à me parler des déceptions que la vie vous apporte : « Ça donne presque envie de rire, dit-elle, quand il arrive une seule de ces choses, à la fois, mais lorsqu’il y en a beaucoup, à la suite l’une de l’autre, cela fait réfléchir tristement ! »

Vendredi 30 octobre. — Ce matin j’ai été prendre Burty, et nous avons été inspectionner l’arrivage de deux envois du Japon. Nous avons passé des heures, au milieu de ces formes, de ces couleurs, de ces choses de bronze, de porcelaine, de faïence, de jade, d’ivoire, de bois, de carton, de tout cet art capiteux et hallucinatoire. Nous avons passé des heures, tant d’heures, qu’il était quatre heures quand j’ai déjeuné. Ces débauches d’art — celle de ce matin m’a coûté beaucoup de cents francs — me laissent comme la fatigue et l’ébranlement d’une nuit de jeu. J’emporte de là une sécheresse de bouche, que l’eau de mer d’une douzaine d’huîtres peut seule rafraîchir.