Page:Gouraud - Dieu et patrie, paru dans La Croix, 1897.djvu/355

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pressentit une aventure, alla vers eux, et, avec le souci de son grade, devant tous, faisant violence à ses sentiments personnels, il dit :

« Cet homme est malade, major, voyez donc… »

Sur le pont, de plus en plus courbée, l’Allemande s’éloignait. À présent qu’aucune obligation ne la pressait, que son neveu était sauf, elle allait douloureusement avec, sous ce froid, comme des épines enfoncées dans les membres, les doigts tordus, les nerfs tirés, noués, rétrécissant les muscles. Et elle gardait une grande joie d’orgueil, elle avait vaincu la souffrance, elle avait accompli une course, dont depuis plus de deux ans elle se croyait incapable.

Elle avait fait plus, elle avait dominé une rancune mauvaise, allant vers l’ennemi reporter une vengeance.

Quand elle s’abattit sur son fauteuil dans sa chambre glacée, elle redressa la tête au prix d’une atroce douleur et, de nouveau, regardant devant elle par la fenêtre ouverte.

« Aujourd’hui, j’ai trahi la patrie pour la famille, » prononça-t-elle.

Et comme la femme du pasteur était venue, l’interrogeant surprise, la réchauffant, faisant flamber une flamme bienfaisante, soudain Edvig s’amollit, ses yeux s’emplirent de larmes, et elle vit comme dans un mirage les peines des autres : les angoisses anciennes de Michelle pendant cette guerre, ses désespoirs de mère sans enfants, son arrachement du sol natal, à quinze ans, pour tomber en terre étrangère. Ces pensées la hantaient et elle les chassait volontairement, sans pouvoir y parvenir, revoyant toujours le visage agonisant de Michelle, quand elle la chassait, à Berlin, de la maison des siens, sans un mot de pitié, sans un morceau de pain…

À la fin, Edvig s’irrita contre elle-même :