Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/118

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sa main. Je souffre ici, mais on m’aime là-bas, semblait-elle dire, et je suis presque heureuse de ma souffrance, car la compensation est bien, douce à mon cœur. Elle laissait voir sans rougir, — personne n’étant là pour l’observer, ni celui qu’elle aimait, ni ceux qui lui auraient fait un crime d’aimer ; — elle laissait voir l’entier abandon de son âme, l’ardeur naïve de sa jeune passion, son amour enfin. Le silence de la nuit, la blancheur sereine de la campagne, jusqu’au froid, jusqu’à cette mort universelle de la nature, contribuaient à exalter en elle cette première liberté de la jeune fille qui aime peut-être plus que son Dieu qu’on lui a imposé, plus que sa mère qu’elle n’a pas choisie, cet être qu’elle a deviné, trouvé, accepté seule dans l’univers, et dont elle fait un dieu par sa volonté et son droit.

Les deux petites bougies allumées par Manette s’éteignirent ; quelques secondes après, l’obscurité se fit à la croisée lointaine.

Manette n’en alluma plus qu’une seule, qu’elle plaça à l’endroit où venaient de s’éteindre les deux autres.

Le même signal fut répété.

— Suis-je heureuse ! ô mon Dieu ! s’écria Manette.

La correspondance établie entre elle et la personne qui répondait si exactement à ses signaux n’était que le moyen ingénieux, primitif, auquel nous devons peut-être le télégraphe : la transmission d’une pensée à travers l’espace par le jeu des lumières ; langage limité, mais prompt, créé par un prisonnier ou par un amant ; celui-là voulait dire : Sauvez-moi ! celui-ci : Aimez-moi !

Il était convenu, entre Manette et son fidèle correspondant, que deux lumières signifiaient : Je suis ici ! et vous, êtes-vous là-bas ?J’y suis, répondaient deux clartés. Une seule après deux autres, quand celles-ci étaient consumées, signifiaient : Je vous aime toujours. — Je vous aime tou-