Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/221

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devine sans peine, en sonnant la retraite au moment où le succès devenait sinon très-possible au colonel, du moins assez probable.

— Adieu, monsieur le colonel.

— Pas de monsieur… belle Victoire…

— Eh bien ! alors, adieu, mon colonel.

— Pas non plus de mon colonel… adieu, cher colonel.

— Ne réponds pas, et file, souffla Poliveau dans l’oreille un peu échauffée de Victoire… il n’est pas encore assez cuit à point pour le manger… il te mangerait.

Le premier soin de Poliveau, le lendemain de ce premier succès, médité depuis des années, fut de faire partir Victoire. Il lui inventa une tante malade qui la réclamait auprès d’elle ; en sorte que pendant plusieurs jours le colonel ; moitié sous le coup de la perte de Praline, moitié sous l’influence de sa nouvelle passion, passa du regret à l’espoir, de ce qui n’était plus à ce qui pourrait être ; avec une invariable agonie d’esprit. Il éprouva ces heureuses douleurs de la jeunesse, si terribles à l’heure où elles atteignent le cœur, si charmantes au souvenir ; pourpres au moment même, cendres blanches et douces au toucher plus tard.

Ajoutez à ces tourments la nouvelle tactique de Poliveau, qui l’avait déjà complétement isolé de sa tante, vous avez vu comment ; de sa maîtresse, vous savez par quel moyen, pour le river à la chaîne d’un amour qu’il avait pour ainsi dire créé lui-même.

Sa tactique fut celle-ci : un vieil ami avait l’habitude d’écrire une fois par semaine au colonel du fond de la Bretagne ; cette correspondance lui était d’autant plus chère, que M. de Marsange, cet ami, avait fait avec lui les rudes campagnes d’Allemagne et de Russie, avait été blessé le même jour que lui et décoré la même année. C’était, dans l’héroïque et belle acception du mot, le frère d’armes. Po-