Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/35

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saire quand il faut faire rouler des Allemands dans un fossé ou couper en deux des Anglais.

— Mon opinion, dit-il à son ami, mon opinion, tu veux la connaître ? tu vas la savoir… D’abord buvons un verre de cette absinthe suisse que je te recommande. Le commandant, sans quitter son fauteuil, ouvrit une petite armoire placée près de la cheminée et en tira un plateau chargé d’un carafon d’absinthe et de plusieurs verres. Il épancha la liqueur vivifiante et aromatisée ; quand lui et de Morieux en eurent bu, lui par habitude, de Morieux pour s’étourdir, il dit avec un ton de conviction fort extraordinaire chez un homme qui n’a pas connu les douceurs du mariage :

— Non-seulement je t’approuve d’avoir quitté ta femme ; avec laquelle tu ne pouvais plus raisonnablement rester, mais, vois-tu, je t’avoue aussi qu’il faut avoir une patience archichrétienne pour ne l’avoir pas fait plus tôt. Mais les hommes, toi, moi, tous les autres, nous avons plus de pour de ce qui est faible que de ce qui est fort. Nous mangerions un géant et nous tremblons comme de véritables canards devant cette feuille de papier de soie qu’on appelle femme. Raisonnements, conseils, rien n’y fait. Vous avez beau vous armer de toutes pièces, elles soufflent et vous tombez. C’est bête ! c’est stupide ! parole d’honneur ! À quoi cela nous sert d’avoir la barbe au menton, des nerfs, des poignets de fer, de la tête, pour venir fondre à quarante-six ans comme un tas de neige devant une femme ? Si je t’approuve ? répéta le commandant en serrant contre lui son ami de Morieux touché de cet assentiment ; je te bénirais, si je savais comment on bénit.

— Et encore tu n’es pas marié, mon cher ami, reprit de Morieux ; que ne dirais-tu pas si tu l’étais !…

— Je devine assez comment les choses se passent dans ce régiment-là.