Page:Gozlan - De neuf heures à minuit, 1852.djvu/42

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Le commandant, pour n’avoir pas à répondre, versa deux ou trois fois à boire à Prosper.

— Un instant ! dit celui-ci, ; un instant ! le champagne est-il de deuil ?

— Le champagne est de deuil, affirma Sara, qui abandonna, pour jeter ce cri, le propos sur la cuisinière. Commandant, continua-t-elle, viens m’embrasser. Je ne plaisante pas.

Mauduit se leva pour aller embrasser Sara ; mais, en quittant sa place, il rencontra les yeux, noirs de Mistral, et il hésita. De son côté, Mistral comprit l’embarras qu’il causait à son maître, et il eut peur de sa propre importance. Il chercha à se cacher, mais il fut si gauche en mettant devant son visage l’assiette qu’il tenait à la main, qu’il faillit se faire assommer par le commandant, qui lui dit quand il fut près de lui :

— Gredin, occupe-toi donc de ton service !

Mistral répliqua tout bas en tremblant :

— Oui, monsieur.

Enfin le commandant s’assit près de Sara.

— Voyons, mon bel ours chéri, lui dit-elle en passant les doigts dans ses cheveux gris et dans le collier de sa barbe, avons-nous beaucoup vieilli ?… Baisse la tête, mets-la sur mes genoux ; c’est de la pure amitié, ce que je fais là. N’est-ce pas, Morieux, ajouta-t-elle en tendant amicalement la main à l’ex-banquier, dont le front commençait à se détendre. Mes pauvres et bons amis, ajouta-t-elle en partageant ses affectueux regards entre de Morieux et Mauduit, je suis heureuse, oh ! bien heureuse de me trouver au milieu de vous deux ; je me sens rajeunir, il me semble que je cours à cheval à Saint-Germain, dans les belles allées couvertes d’herbes ; et comme je criais : Ohé ! ohé ! commandant ! houp ! houp ! et le jour, vous en souvenez-