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le dragon rouge.

mari, que s’il n’eût jamais été question d’eux. Propos, anecdotes, chansons, épigrammes, tout fut mis dans le même tombeau.

La marquise avait pris, dans un moment de délire, le parti le plus sage ; elle avait quitté Paris, elle était sortie de la France, laissant sa maison à la discrétion de ses gens. On avait signalé son passage à Boulogne, puis sa résidence de quelques jours à Londres, mais on avait ensuite perdu sa trace. Était-elle allée en Écosse ? s’était-elle embarquée pour l’Amérique ? Nul ne pouvait le dire. Enfin on ne sut ce qu’elle était devenue, et personne ne chercha à le savoir. De tous ces chaleureux amis qui se pressaient à sa table et affluaient dans ses salons, aucun ne s’inquiéta de son sort. Un autre ministre était en faveur, d’autres protecteurs étaient en crédit, d’autres hôtels s’étaient ouverts aux manèges des ambitieux. Celui de la marquise restait silencieux et vide ; l’herbe croissait dans la cour. On l’aurait pillé impunément sans l’active clairvoyance de Marine, qui, abandonnée des médecins, durement délaissée par la marquise, était revenue à la santé par l’effet de sa bonne constitution. Marine ne perdit pas la tête ; elle prit les rênes de la maison, qu’elle se donna l’autorité de gouverner jusqu’à ce qu’il plût à Dieu de ramener sa maîtresse. Elle mettait de côté par ordre de dates toutes les lettres qui, de loin en loin, arrivaient de Madrid, et qui, sans nul doute, étaient adressées par Tristan et Léonore à leur mère. Au retour, la marquise les retrouverait.

Six mois s’écoulèrent, et aucune nouvelle de la marquise ne parvint à l’hôtel ; Marine commença à s’alarmer. Dans quel état devait se trouver le moral de la marquise pour qu’elle restât si longtemps sans s’occuper du sort de ses deux enfants dont les lettres demeuraient forcément sans réponse ? Des remords venaient alors agiter Marine : elle aurait dû, se disait-elle, laisser toujours croire à sa maîtresse l’erreur qu’elle chérissait, l’erreur qui l’aurait fait vivre. Elle maudissait les scrupules religieux qui l’avaient entraînée à dévoiler la vérité,