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le dragon rouge.

« Du reste, tout le monde est ici d’un sérieux glacial. Est-on dans un salon, on voit entrer des hommes qui ont de longs chapeaux, de longs cheveux, de longues moustaches, de longs manteaux, par-dessus lesquels passe un long nez, et ils vont gravement tirer une longue révérence à la maîtresse de la maison. Ils restent debout sans parler jusqu’à onze heures ; à onze heures ils vont faire une seconde révérence dans le goût de la première, et ils se retirent : la soirée est finie.

« Jusqu’ici je n’ai pas trop de regret d’ignorer la langue espagnole, puisqu’on paraît ne parler dans la société de Madrid aucune langue. Et nous qui quittons à peine Paris, où l’on cause tant, même lorsqu’on n’a rien à dire !

« À Madrid, règle générale, toutes les femmes sont vieilles : Léonore soutient qu’elles n’ont que cinquante ans ; moi, je vous assure, chère maman, qu’elles naissent à soixante ans révolus. Elles s’enveloppent dans d’immenses mantilles noires qu’il conviendrait bien mieux, à mon avis, d’appeler des bastilles. On ne leur voit ni le bout des doigts, ni la pointe des pieds. Quel est donc le poète gascon qui a prétendu que les Espagnoles avaient les plus belles épaules du monde ? Si jamais j’en vois poindre deux, je veux, pour me punir de les avoir niées, les embrasser, fut-ce devant le roi. Il n’y a de belles épaules qu’à Paris, et s’il y en a ailleurs, c’est qu’on les a fabriquées à Paris.

« Or ces vieilles femmes parlent un peu plus que les hommes, mais c’est si bas, si souterrainement, qu’elles ont toujours l’air de se dire : — Priez, je vous prie, pour le repos de mon âme.

« Pour égayer un peu la nôtre, son excellence notre ambassadeur nous a fait conduire au Théâtre-Royal. C’est la plus belle grange que j’aie vue de ma vie. J’ai retrouvé là ma société noire et silencieuse. Elle semblait s’amuser à mourir. On jouait ce soir-là au Théâtre-Royal le drame d’un célèbre poète espagnol ; car en Espagne, chère maman, tout