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— 15 — ABAILARD

toutes les propositions d’Abailard, et ordonnait que l’abbé de Saint-Gildas finirait ses jours dans un couvent. Pierre le Vénérable demanda au pape et obtint de lui qu’Abailard fût admis au nombre des moines de Cluny, de l’abbaye de Saint-Marcel. C’est là que mourut Pierre Abailard, à l’âge de soixante-trois ans. Georges Lefèvre.

II. Philosophie. — C’est à Victor Cousin que nous devons la connaissance et la publication des ouvrages philosophiques d’Abailard. L’originalité philosophique d’Abailard se trouve dans la manière dont il a résolu le problème des universaux, problème qui a occupé toutes les écoles du moyen âge. Dans son introduction à l’étude de l’Organum, Porphyre, traduit par Boëce, disait : « qu’il ne voulait point rechercher si les genres et les espèces existent par eux-mêmes ou seulement dans l’intelligence, ni, dans le cas où ils existeraient par eux-mêmes, s’ils sont corporels ou incorporels, ni s’ils existent séparés des objets sensibles ou dans ces objets et en faisant partie ». Cette phrase pose le problème des universaux. La scolastique appelait universaux les cinq idées qui peuvent être attribuées à tout être : le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident. Le problème des universaux consiste à se demander si le genre a une existence séparée des individus ; par exemple, y a-t-il, en dehors des bœufs individuels, réels, qui passent devant nous, un genre bœuf, la bovéité ? Les réalistes soutenaient que ce genre avait une existence séparée, que la bovéité existait et même que les bœufs individuels n’avaient d’existence que par elle ; ils étaient des manifestations du genre, mais n’avaient aucune réalité en dehors de lui. Le genre seul était réel. Ainsi les bœufs individuels ne sont que des apparences, des fantômes ; seule, la bovéité existe. Et ainsi pour tous les autres genres et toutes les autres espèces : Socrate, Platon sont des manifestations de l’humanité, mais c’est le genre humain qui existe seul. — En face de cette opinion extrême, les nominalistes furent amenés à soutenir, au contraire, que les genres et les espèces n’étaient rien en dehors des individus, que, par exemple, le genre bœuf n’existait en aucune façon non plus que le genre humain, mais que seuls les bœufs individuels, concrets, les hommes individuels, Socrate, Platon, avaient une existence réelle. Le genre alors, la bovéité, l’humanité, ne répondait à rien de réel, c’était un nom, un mot, un simple souffle de voix, flatus vocis. — Entre ces deux opinions, Abailard voulut en soutenir une troisième ; il prétendit que le genre n’était pas sans doute la seule réalité parce qu’on arriverait alors à soutenir qu’un seul être existe et que les individus divers sont au fond le même chose, mais qu’on ne pouvait cependant pas soutenir, avec les nominalistes, que les genres et les espèces fussent de purs mots, que ces mots représentaient une idée de l’esprit, un concept, conceptus. Cette doctrine reçut de là le nom de conceptualisme. — Abailard fut donc amené à réfuter tour à tour les réalistes et les nominalistes, mais tout l’effort de sa critique porte contre les premiers. Il est évident, en effet, que les nominalistes, malgré l’exagération de leurs expressions, n’ont pu jamais prétendre que, lorsqu’on prononce le nom d’un genre ou d’une espèce, on n’a aucune idée dans l’esprit. Ils soutenaient seulement que les genres, les espèces n’avaient point d’existence réelle et séparée ; or Abailard, en disant que les universaux ne sont que des pensées de notre esprit, leur refuse évidemment toute réalité extérieure et le conceptualisme n’est au fond qu’un nom nouveau donné au nominalisme. Il y a cependant un progrès dans le soin que prend Abailard de marquer dans la représentation des universaux la part de l’activité de l’esprit. — Le conceptualisme obtint un éclatant succès et c’est lui qui joue le principal rôle dans le curieux tableau que Jean de Salisbury nous a laissé du mouvement des études et des luttes des écoles de Paris au xviie siècle.

Abailard voulait appliquer la raison aux problèmes théologiques, même aux plus mystérieux et aux plus ardus. De là son explication nominaliste du mystère de la Trinité. Pour éviter de reconnaître trois dieux, il est forcé, d’après son système, de refuser au Fils et au Saint-Esprit la réalité de la personnalité divine. On conçoit que de pareilles doctrines ne pouvaient qu’attirer sur la tête d’Abailard les foudres de l’orthodoxie catholique. On a vu d’ailleurs qu’Abailard se rétracta sans trop de difficulté. — En théodicée il soutenait encore une sorte « d’optimisme assez remarquable, d’après lequel Dieu ne peut faire autre chose que ce qu’il fait, et ne peut le faire meilleur qu’il n’est. Deux motifs justifiaient à ses yeux cette opinion : l’un, que toute sorte de bien étant également possible à Dieu, puisqu’il n’a besoin que de la parole pour faire usage de son pouvoir, il se rendrait nécessairement coupable d’injustice ou de jalousie, s’il ne faisait pas tout le bien qu’il peut faire ; l’autre, qu’il ne fait et n’omet rien sans une raison suffisante et bonne (Ch. Jourdain) ». Dieu a donc fait tout ce qui convenait et rien que ce qui convenait. Le monde est donc le meilleur possible et le seul que Dieu pût réaliser. — On a dit qu’Abailard était un libre-penseur. On oublie qu’au moyen âge, s’il y a des chercheurs hardis, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de libre-penseur. Tous cherchent, aucun ne veut sortir de l’Eglise, et si quelqu’un d’eux est averti ou condamné, il se soumet docilement et rentre aussitôt dans le giron catholique. G. Fonsegrive.

III. Musique. — Il semble démontré qu’Abailard fut aussi artiste enchanteur expert, peut-être même compositeur. Les quelques lignes de la première lettre d’Héloïse à Abailard, que nous reproduisons ci-dessous, avaient du reste suffi pour classer le célèbre philosophe parmi les meilleurs musiciens de son temps : « Vous aviez, je l’avoue, deux talents particuliers qui pouvaient vous gagner le cœur de toutes les femmes, le talent de la parole et celui du chant : jamais philosophe ne les avait possédés à un pareil degré. C’est grâce à ces mérites que, pour vous délasser de vos études philosophiques, vous avez composé ces chansons d’amour, qui, répandues en haut lieu, à cause du charme de la poésie et de la musique, ont fait passer mon nom dans toutes les bouches. La douceur de la mélodie obligeait les plus illettrés à se souvenir de vos vers. » Néanmoins il est à remarquer que les œuvres d’Abailard ne contiennent pas une page relative à la musique ; il serait même impossible d’y trouver un de ces ouvrages abrégés et philosophiques, dans lesquels l’art musical était traité au moins d’une manière spéculative, sinon pratique. Cependant la lettre d’Héloïse est tellement formelle qu’il n’est pas permis de douter un instant ; Abailard était musicien, chanteur et même compositeur. Du reste au moyen âge la musique entrait dans l’éducation de tout homme instruit et l’on sait si Abailard méritait ce titre. En 1838, M. Ch. Greith, pasteur a Mœurschwyll, près Saint-Gall, a trouvé au Vatican, parmi les manuscrits dits du fonds de Christine, six complaintes d’Abailard, intitulées Planctus Petri Abailardi (V. Spicilegium Vaticanum, 1838, in-8, pp. 121-131) ; nous n’avons pas à parler ici de ces pièces au point de vue littéraire, mais nous devons dire quelques mots de la musique écrite en neumes dont elles sont accompagnées. Ces neumes n’ont point été publiés ; cependant, copiés par le célèbre père Baini, ils ont été envoyés au musicologue Papencord et traduits par lui en notation moderne ; cette traduction est encore inédite. — Il n’est pas question d’Héloïse dans ces poésies, et en somme il ne nous est rien resté de cette musique d’amour qui rendait si heureuse et si fière dans sa retraite l’amante d’Abailard. Il n’est même pas prouvé selon. nous que la musique des chansons notées dans le Planctus Abailardi soit de la composition d’Abailard ; les poètes, à cette époque, avaient l’habitude d’écrire leurs vers sur des timbres connus dont les auteurs sont pour la plupart restés anonymes. Quoi qu’il en soit, si Abailard n’a point écrit la musique du Planctus Abailardi, du moins peut-on, sans s’égarer dans l’hypothèse, le mettre au nombre des poètes compositeurs du xiie siècle.Henri Lavoix.