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ARISTOTE
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La liste des sciences qu’il a ainsi organisées est la liste même des sciences qu’il a cultivées : histoire de la philosophie, logique, métaphysique, physique générale, biologie, botanique, éthique, politique, archéologie, histoire littéraire, philologie, grammaire, rhétorique, poétique et philosophie de l’art. Dans chacune de ces sciences Aristote est chez lui : pour chacune il pose des principes spéciaux et appropriés. Pur éthicien quand il traite de la justice et de l’amitié, il est naturaliste de profession quand il traite de zoologie. Y a-t-il donc plusieurs hommes en Aristote ; et son œuvre immense n’est-il que la juxtaposition des travaux les plus divers, tels qu’ils pourraient résulter de la collaboration de plusieurs savants ? Une telle appréciation serait certainement superficielle. Entre les différents travaux d’Aristote, il y a tout d’abord communauté d’esprit et de méthode. Ce fonds commun pourrait être défini un mélange harmonieux d’idéalisme, d’observation et de formalisme logique. Partout Aristote cherche l’idée dans le fait, le nécessaire et le parfait dans le contingent et l’imparfait ; partout il travaille à substituer aux données fuyantes de l’observation sensible des conceptions fixes et des définitions. Mais ce n’est pas tout : les différentes parties du savoir sont entre elles, selon Aristote, dans un rapport déterminé qu’il définit très nettement. D’une manière générale, le supérieur n’est connu qu’après l’inférieur et à l’aide de la connaissance de cet inférieur même ; mais en même temps c’est dans le supérieur que se trouve la raison d’être et la cause véritable de l’inférieur. Ainsi, l’âme n’est connue qu’après le corps, qui en est la base et la condition d’existence. Mais le corps n’existe que pour l’âme ; et c’est d’elle qu’il tient le mouvement réglé qui le fait être. C’est en nous inspirant de ce principe d’Aristote que nous allons classer les diverses formes de son activité philosophique.

IV. Classification des sciences. — Sans être arrivé à la précision ni même à l’uniformité dans le détail, Aristote n’en est pas moins le premier qui ait conçu la science à un point de vue encyclopédique, et qui ait cherché un principe de classification complète des connaissances. La science, d’abord, se distingue nettement des choses mêmes auxquelles elle se rapporte. Elle consiste dans la conception des choses comme nécessaires ; et elle comporte des degrés, selon que l’objet qu’elle considère comporte lui même la nécessité, ou seulement la probabilité. La science, dans son ensemble, suit une double direction, selon que l’esprit humain prend pour point de départ ce qui est premier à son point de vue, ou ce qui est premier absolument. Ces deux marches sont exactement l’inverse l’une de l’autre : car ce qui est premier pour nous, ce sont les faits, et les faits, selon l’ordre interne de la nature, sent ce qui vient en dernier lieu ; réciproquement, ce qui est premier en soi, ce sont les principes, et les principes sont la dernière chose que nous puissions atteindre. La philosophie, au sens large du mot, est la science en général. Elle comprend, en premier lieu, la philosophie première ou science des principes inconditionnés ; en second lieu, l’ensemble des sciences particulières, dont les principales sont : la mathématique, la physique, l’éthique et la poétique. La philosophie est une, grâce à la philosophie première qui est le réservoir commun où toutes les sciences particulières puisent leurs principes. Cette division, quoique fondamentale, ne reparaît pas toujours dans les classifications des sciences que l’on trouve chez Aristote. En certains endroits il divise les propositions, à la manière des platoniciens, en éthiques, physiques et logiques, ces dernières comprenant les propositions mêmes qui se rapportent à la philosophie première. Le plus souvent il divise les sciences en théoriques, pratiques (ou relatives à l’action) et poétiques (ou relatives à la production au moyen d’une matière), en mettant, au point de vue logique et absolu, la théorie avant la pratique, la pratique avant la poétique. Puis il divise les sciences théoriques en théologie, mathématique et physique. La théologie peut être rapprochée de la philosophie première : elle en forme le sommet. Les mathématiques s’occupent d’essences stables encore, mais non séparables d’avec la matière, si ce n’est par abstraction. La Physique s’occupe des substances sensibles, c.-à-d. mobiles et périssables. Les sciences pratiques ou sciences des choses humaines se subdivisent si l’on va de la puissance à l’acte, c.-à-d de ce qui est premier pour nous à ce qui est premier en soi, en éthique, économique et politique. L’économique, à vrai dire, est souvent donnée par Aristote comme rentrant dans la politique. La rhétorique est surtout présentée comme une science auxiliaire de la politique. La poétique comprend tous les arts, parmi lesquels la poésie et la musique tiennent le premier rang. Dans cette classification il n’est pas fait mention de la logique. C’est sans doute que cette classification n’embrasse que les sciences portant sur des réalités, tandis que la logique porte sur les concepts.

V. Le point de vue et la méthode. — L’objet qu’Aristote a en vue est essentiellement théorique. Savoir pour savoir, comprendre, ajuster les choses à l’intelligence, telle est la fin de tous ses efforts. Tous les hommes, dit-il, ont un désir naturel de connaître. Nous aimons la science, en dehors de tout intérêt. La sagesse est indépendante de l’utilité : elle est même d’autant plus haute qu’elle est moins utile. La science la plus haute est celle du but ou de la fin en vue de laquelle les êtres existent. Cette science est seule vraiment libre, parce que seule elle n’existe qu’en vue du savoir même. Elle est la moins nécessaire de toutes les sciences, et, par là même, la plus excellente. La science nous fait connaitre les raisons intelligibles des choses. L’ignorant qui observe s’étonne que les choses soient comme elles sont, et cet étonnement même est le commencement de la science : le sage s’étonnerait que les choses fussent autrement qu’il ne les commit. — Comment procède Aristote pour acquérir la science, ainsi entendue ? Aristote n’est ni l’idéaliste dogmatique que suppose Bacon, fabriquant le monde avec les seules catégories, ni l’empiriste que voient en lui beaucoup de modernes. Il est observateur et il est constructeur ; d’une manière générale, il allie et combine intimement l’étude scrupuleuse des faits et l’effort pour les rendre intelligibles. Les faits sont pour lui le point de départ, mais il ne s’y tient pas : il cherche à en extraire les vérités rationnelles qu’il croit a priori y être contenues. Le terme qu’il a en vue, c’est la connaissance des choses sous la forme démonstrative, c.-à-d. sous la forme d’une déduction où les propriétés de la chose se connaissent par son essence même. Le plus souvent, et surtout quand il s’agit de choses métaphysiques ou morales, avant d’aborder l’étude des choses en elles-mêmes, il recherche et discute toutes les opinions qui existent sur la matière. C’est la méthode dialectique, laquelle, tirant ses arguments, non de l’essence même de la chose, mais de ce qui est admis par l’interlocuteur, ne dépasse pas la vraisemblance. Dans l’emploi de cette méthode, Aristote part fréquemment des conceptions populaires : il en dégage un sens philosophique, qu’il utilise pour l’établissement de sa théorie. Il part aussi du langage, qui est pour lui comme un intermédiaire entre les choses et la raison. Surtout il a égard aux doctrines de ses devanciers, il énumère soigneusement toutes les opinions qu’ils ont soutenues ; et lors même qu’il rejette ces opinions, il en cherche la raison et la vérité relative. Ses dissertations philosophiques sont d’ordinaire composées de la manière suivante : Il détermine l’objet de la recherche, afin de n’être pas exposé aux malentendus, comme il arrive à Platon. 2° Il énumère et apprécie les indications et les opinions existant sur la matière. 3° Il recherche et examine, de la manière la plus complète, les difficultés ou άποριαί que présente la question posée. 4° Considérant les choses en elles-mêmes, et utilisant dans ses raisonnements les résultats des discussions précédentes, il cherche la solution du problème dans la détermination de l’essence une et éternelle de l’objet en question.