Page:Grandville - Cent Proverbes, 1845.djvu/240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
180
BREBIS COMPTÉES,

bien ce soir-là le nombre de ses brebis : ce fut là sa première leçon d’arithmétique.

Le lendemain, il était sur pieds avant le jour, non pas pour voir lever l’aurore, mais pour panser ses meurtrissures. Il se rendit tout boitant, tout perclus, le long du Lignon, à sa place ordinaire, à l’endroit où l’herbe était la plus épaisse et la plus touffue. Il marchait tristement derrière ses brebis ; mais quand les nymphes et les autres bergers, tous accoutumés aux mœurs de l’églogue, virent paraître Guillot avec un bras en écharpe, un bandeau sur l’œil et un emplâtre à la place du cœur, ils furent saisis d’indignation. Le fameux Céladon proposa de punir le fermier Robin en le traitant comme Virgile traita Mévius, c’est-à-dire en composant contre lui des vers satiriques que l’on graverait sur l’écorce de tous les hêtres d’alentour.

— Hélas ! dit Guillot, le mieux est encore, je crois, de bien compter mes brebis.

Il aperçut dans les environs une grotte profonde, et il imagina, à l’imitation d’un de ses confrères, le fameux berger Polyphème, dont il n’avait assurément jamais entendu parler, de faire entrer dans cette grotte ses brebis une à une, afin de les compter plus à l’aise et de les garder ensuite en se plaçant en sentinelle à la porte. Il en fit entrer une, puis deux ; mais comme il allait en faire entrer une troisième, le loup, qui se trouvait blotti dans le fond de la grotte, s’élança tout à coup en tenant la première brebis dans sa gueule.

Guillot voulait se précipiter dans le Lignon ; les autres bergers lui firent remarquer qu’il n’aurait de l’eau que jusqu’à mi-jambe, et qu’il serait à la fois plus doux et plus