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L’ÂNE DE PLUSIEURS

est passée, le bât est sanglé ; Jacquot ne se possède pas de joie, il veut s’élancer du côté de la rivière ; mais un poids inconnu retient son élan, la pression du fer sur sa bouche lui fait pousser un cri de douleur. Voilà Jacquot bien étonné d’être obligé d’aller où il n’a nulle envie de se rendre, c’est-à-dire au moulin.

Le malheur donne une prompte expérience ; Jacquot ne tarda pas à comprendre la vanité de ses espérances. Déjà les maudits pompons qui l’avaient séduit ont perdu leur éclat ; porter le blé au moulin ou la farine chez les pratiques, se lever à l’aube, se coucher à la brune, rester enfermé le dimanche, ne plus aller au pré que pendant quelques jours de printemps, et encore n’y rester qu’à la condition d’être attaché à un vil poteau : tel est le sort de Jacquot. Cependant son excellent naturel ne s’est point altéré dans l’esclavage. Après tout, se dit-il, en comparant ma situation avec celle des autres ânes mes confrères, je ne dois pas me trouver trop malheureux ; ils travaillent comme des forçats, on les nourrit mal, et on les accable de coups. Je travaille tout âne honnête comme un homme doit le faire ; ma paille est tendre et ma litière fraîche ; les enfants de mon maître, qui ont été mes camarades d’enfance, m’aiment et m’apportent de temps en temps quelques friandises dont je me régale ; le meunier lui-même m’estime, et j’en suis quitte avec lui pour quelques bourrades qu’il m’administre lorsqu’en revenant de la ville il s’est arrêté un peu trop longtemps à la porte d’un cabaret.

Raisonnable comme nous le voyons, Jacquot aurait dû mourir au moulin, regretté de tous comme un membre de la famille. Le meunier, sa femme et ses enfants y comp-