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LES LOUPS LE MANGENT.

Il céda Jacquot à un saltimbanque ; celui-ci désirait remplacer par un âne son chien savant qui venait de mourir.

Voilà Jacquot obligé d’étudier les sciences occultes, afin d’être un jour en état de prédire de bons mariages aux jeunes filles et aux jeunes garçons. Jacquot était un âne fort intelligent, et il n’eut pas beaucoup de peine à se mettre au courant de sa profession. Le jour de ses débuts il obtint un succès colossal ; la place publique était trop étroite pour contenir la foule. — Jacquot, quelle heure est-il ? — Jacquot, quel est le plus laid de la société ? — Et les rires d’éclater, les gros sous de pleuvoir. Le saltimbanque encaisse une recette d’au moins 7 fr. 50 cent. Ma fortune est faite, se dit-il ; évidemment cet àne a du Munito dans l’esprit ; il jouera aux dominos comme un chien.

Malgré cela, notre ami Jacquot n’était pas dans une position trop brillante ; après avoir travaillé tout le jour, il ne trouvait au logis qu’une maigre prébende. En route, il portait le bagage de son maître, son costume de sauvage, ses cymbales, sa clarinette, ses gobelets, son épée pour arracher les dents, son tapis et sa boîte à onguents ; souvent il en était réduit à jeûner ou à brouter l’herbe coriace qui croît au bord des fossés ; quelquefois, en le voyant racler piteusement le sol, son maître partageait avec lui un morceau de pain noir.

En somme, Jacquot, avec sa philosophie accoutumée, se serait fait à sa situation. Je suis exilé de mon pays ; il me serait trop dur de voir Jacqueline aux bras d’un autre ; il n’y a plus assez de grisettes et d’amoureux pour faire vivre les loueurs de Montmorency ; il pouvait m’arriver pire que de tomber sur ce saltimbanque, qui n’est pas méchant au