Page:Grave - Les Fétichisme de la loi, paru dans les Temps nouveaux, 15 juin 1895.djvu/5

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« La Souveraineté Nationale » ! « La Loi » ! On fit croire aux individus que leur bien-être, leur sécurité, le bon ordre social dépendaient de l’abnégation de tous, de l’effacement de l’individualité devant la volonté générale ! ou soi-disant telle, — et le peuple ignorant se courba devant ses nouveaux maîtres, comme il l’avait fait devant les anciens.

Mais, en travaillant à saper l’origine divine de l’autorité, la bourgeoisie lui avait porté un coup funeste. Du jour où l’on commença à la discuter, l’obéissance fut plus apparente que réelle, le respect de l’autorité était atteint dans ses parties vitales. Le replâtrage qu’en fit la bourgeoisie ne pouvait, bien longtemps, tromper personne.

La physique enseigne que la chute des corps s’accélère au fur et à mesure qu’ils se rapprochent du centre de la terre, la vitesse se multipliant par elle-même. Il en est de même des progrès de l’évolution humaine. Plus un cerveau a de points de concordance de ses facultés internes avec des relations externes, plus il est à même d’en acquérir de nouvelles, et plus se fait vite cette adaptation de ses conquêtes nouvelles. Il a fallu des milliers d’années pour mettre bas l’autorité du sabre, l’autorité de droit divin qui s’étayaient l’une l’autre, un siècle a suffit pour lézarder l’autorité du nombre et de l’argyrocratie. À l’heure actuelle, elle n’est plus respectée ; ceux qui la détiennent n’y croient même pas, la ceinture qu’elle a voulu mettre autour de l’individu craque de toutes parts, ses dogmes s’effritent sous les mains de ceux qui veulent les analyser ; à l’heure actuelle, il n’y a plus que la force brutale qui la maintient, sa chute définitive n’est plus qu’une question de secondes dans la chronologie de l’évolution humaine.

C’est pourquoi le Figaro, en tant que défenseur des privilégiés, a tort de déclarer que la conscience individuelle est au-dessus des lois. Pour un partisan de la légalité, il n’y a, il ne peut y avoir de lois injustes ! La loi est sacrée, la loi est juste, la loi est sage, par le fait qu’elle est la loi. C’est faire acte de révolte que vouloir la discuter, c’est le commencement de l’insubordination. Tout ordre discuté n’est qu’à moitié exécuté ; il n’y aurait plus aucune loi d’applicable du jour où chaque individu voudrait la raisonner selon sa propre conception.

Il n’y a pas de loi qui, par le fait qu’elle est la loi, ne blesse quelqu’un dans son individualité, ses sentiments ou son autonomie. C’est demander plus qu’un acte de foi, de la part des individus qu’elle blesse, de s’y plier, même lorsqu’ils la reconnaissent injuste. C’est le Credo quia absurdum de saint Augustin. Les faibles et les timorés peuvent s’y plier, mais les forts et les dignes refuseront toujours de se plier docilement à ce que leur raison réprouve.

C’est alors que l’on est forcé de faire intervenir toutes les forces sociales pour assurer la sanction des lois, ce qui prouve que nous avons raison de dire que la loi n’est que la raison du plus fort, et ce qu’avoue implicitement l’entrefilet du Figaro.

J. Grave.