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Les adieux de la Grise


Ce soir-là, au souper, ce fut tout à coup une grande émotion. Le père, tout en coupant une mie de pain, avait dit, la voix un peu serrée : « Vous savez, les enfants, on va vendre la Grise. À l’âge qu’elle a, il n’est pas sûr qu’elle hiverne. J’ai rencontré l’autre jour l’acheteux de guénilles ; il m’a fait une belle offre. C’est le bon temps de s’en défaire. »

Les enfants se regardèrent ; aucun d’eux ne dit mot. Comme toujours ce fut la mère qui prit la défense du faible : « Il passe pour avoir la main dure, l’acheteux, risqua-t-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de rendre ferme. Et s’il fallait qu’elle fût maganée, la pauvre vieille !… Je m’en vais dire comme on dit : ça ne porte pas chance, d’ordinaire, vendre ses vieux chevaux… Quand ils ont tant travaillé, ils ont bien mérité qu’on leur paye pension sur leurs vieux jours… À la fin du compte, voyez-vous, on est aussi regagnant de les laisser mourir de leur belle mort… »

Elle prononça ces petites phrases, lentement, avec un silence entre chacune, dans