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premier volume 1878-1915

leur, les mouches, les taons, les guêpes, les ronces, l’herbe écartante et sa terreur, minaient facilement les courages. Ma tâche principale consistait à aiguillonner les lassés, les découragés. Je leur parlais de l’accueil chaleureux ou glacial qu’on nous réservait le soir, de retour à la maison ; je faisais valoir les jolies choses que la maman, avec le fruit de notre travail, pourrait acheter au magasin. Le moment tapageusement accueilli, cela va de soi, c’était celui de la halte du midi. Un signal, un appel. La troupe surgissait des buissons. Oh ! que nous trouvions bonnes nos beurrées avalées à bouchées gourmandes, presque sans parler, sous l’ombrage d’un arbre, dans le chant des cigales ! Court repos, puis reprise du travail. Mais enfin le soir finissait par venir. Un cri de joie accueillait mon signal du retour. L’équipe harassée, les joues en feu, barbouillées de jus de framboise, n’en pouvait mais. Qu’importe ! À l’arrivée, la maman comptait les terrinées pleines de fruits rouges ; il y en avait sept, huit, parfois neuf. Elle exultait. « Voyez, disait-elle, à 15 sous la terrinée, cela fera la jolie somme de $1.20, $1.35 : de quoi acheter une paire de bottines pour l’un d’entre vous autres. » Complimenté, en outre, par son chef, pour sa tenue générale, mon petit monde s’épongeait le front de contentement. Et c’est ainsi que, sans se donner la peine de nous prêcher, nos parents nous enseignaient la loi du travail, la solidarité familiale. Nous étions élevés dans le culte du courage, de l’endurance quotidienne, silencieuse. Pas la moindre nervosité dans notre éducation. Nos parents étaient de nerfs solides. Je ne les ai jamais vus abattus, découragés devant l’épreuve, la tâche trop lourde. Il arrivait à notre mère d’essuyer une larme du coin de son tablier. Sa calme énergie rebondissait aussitôt sous le coup d’un ressort merveilleux, celui d’une foi simple, vivante, en la Providence qui n’abandonne jamais. Oh ! le courage de ces anciens ! Quand je ressuscite en ma mémoire ces jours de jadis, je me demande encore par quel miracle nos parents parvenaient à joindre les deux bouts. Quels muscles solides, physiques et moraux, il leur fallait pour résister à leur vie harassante ! Debout à cinq heures du matin, ils trimaient tout le jour, et tard dans la soirée, presque jamais sans la moindre détente. Notre père n’était pas seulement un agriculteur ; c’était aussi un artisan. Il travaillait le bois, le cuir, le fer. Rien des instruments de la ferme ne se fabriquait ailleurs que dans l’atelier familial. Notre mère boulan-