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des développements que Bruckner n’a pas renoncé : l’exécution des trois parties de la neuvième symphonie ne dure pas moins d’une heure, mais elle a de quoi nous retenir.

L’œuvre débute par un mouvement dont le maître a lui-même caractérisé l’expression double par les mots feierlichmisterioso (solennel mystérieux). D’un long trémolo en pianissimo des cordes sur une pédale de (la symphonie est en mineur), s’élève cette impression de mystère à laquelle se superpose dès la troisième mesure un appel encore lointain, d’une majesté divine, mais fatal, irrévocable, proclamé par les cors. Crépuscule de la vie, pressentiment de la fin, appel mystérieux de l’au-delà, voilà ce que dit ce début. Mais à ce premier groupe se joignent bientôt des motifs nouveaux, la plupart d’une mâle et fière assurance chantant, tour à tour, dans leur élan, la foi, les enthousiasmes qui jamais ne faiblirent dans cette âme, ou les luttes dont elle sortit victorieuse ; ils alternent avec un chant beaucoup plus lent confié aux violons, d’une douceur pénétrante, d’une olympienne sérénité et qui nous révèle vraiment la nature simple, bonne, profondément religieuse de son auteur. Seules, quelques dissonances douloureuses et un groupe thémal mélancolique nous rappellent encore l’amertume de cette vie ; mais ils ne sont qu’épisodiques, car le maître oublie et pardonne à l’exemple de son Dieu, dont l’appel retentit une dernière fois, formant la conclusion de cette première partie.

Tout en maintenant les divisions classiques de la symphonie, Bruckner pourtant a cette fois interverti leur place respective en plaçant le scherzo avant l’adagio, et dans ce scherzo même, il est intéressant de remarquer que le trio fut terminé le premier ; celui-ci porte la date du 27 février 1893, tandis que l’autre partie ne fut terminée que le 15 février 1894. Dans le second mouvement, ce n’est pas l’homme qu’il faut chercher, mais simplement la nature et plus spécialement le paysage riant de sa patrie (Haute-Autriche), avec ses fermes et ses chalets, ses vergers au soleil et sa fougueuse rivière. Autant il y a de gravité, de majesté dans le premier mouvement, autant nous trouvons ici de grâce, de fantaisie et d’esprit ; la voix féminine et rieuse des violons, pizzicato ou spiccato, et celle plus mordante de la flûte se répondent dans ce charmant, léger et vif badinage que Bruckner dut composer au souvenir des joies rustiques de sa jeunesse, dans un de ses moments de belle humeur comme il en eût toujours dès que la souffrance le quittait. Mais ce fut le dernier beau sourire du musicien septuagénaire. Dès ce moment, la maladie l’affaiblit et l’accabla de plus en plus ; la certitude de ne pouvoir achever son œuvre lui fut une douleur bien plus grande encore, car dans sa piété touchante, ce doux chrétien considérait comme un devoir sacré l’offrande à Dieu de sa dernière et plus parfaite symphonie ; cette dette de reconnaissance, il aurait voulu l’acquitter entièrement et ne le put. Son adagio est plein de cette douleur intime, et pourtant, une fois la plainte exhalée, tout s’apaise ; les dernières ombres de la vie semblent déjà s’éclairer d’une lumière surnaturelle qui d’ailleurs, « lente et solennelle »[1], pénètre de plus en plus ce chant du cygne à mesure qu’il se déroule comme une prière, une aspiration infinie vers le ciel. Une lumière de transfiguration en illumine toute la fin, et l’appel du début de la symphonie, dans un rythme identique, légèrement varié dans sa construction mélodique et confié cette fois à la voix la plus élevée du violon, semble à présent une réponse apaisante du ciel aux sublimes prières qui montaient de la terre. Une ineffable sérénité plane sur les dernières mesures, qui, dans un pianissimo de plus en plus imperceptible, terminent cette œuvre d’adoration. L’adagio fut achevé le 31 octobre 1894, et Bruckner lui-même le considérait comme une de ses plus belles inspirations : « Il m’émeut toujours quand je le joue », disait-il. Le maître eut, paraît-il, l’intention de prolonger cette musique d’au-delà, annoncée dans son adagio, par des hymnes confiées à la voix humaine, terminant sa neuvième comme Beethoven, sans songer à l’imiter, par une apothéose où chœur et orchestre auraient uni leurs moyens expressifs. Les esquisses retrouvées, avec leur thème choral, permettent en tous cas la supposition. Toujours est-il que Bruckner, ne pouvant achever sa symphonie, lui destina enfin, en manière de conclusion, son Te Deum de 1884.

C’est avec adjonction de ce Te Deum que l’œuvre est généralement exécutée en Allemagne, et sous cette forme complétée, elle fut interprétée pour la première fois à Vienne, le 11 février 1903, peu après sa publication[2], sous la direction de Ferdinand Löwe, le plus ardent propagateur des œuvres de Bruckner. Au Wiener Konzertverein s’étaient joints, pour la partie chorale, le Singchor du Musikverein et de l’Akademische Wagner Verein, plus un quatuor de solistes de premier

  1. « Langsam und feierlich », mouvement indiqué par Bruckner pour cet adagio.
  2. Une réduction pour piano à 4 mains par Schalk et Löwe, fut aussitôt publiée (Éd. Doblinger Vienne).