Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/228

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

contemplant ces feuilles qui tombent, ces arbres qui gémissent et cette nature entière qui chante tristement, à son réveil, comme au sortir du tombeau. Alors quelque tête chérie vous apparaît dans l’ombre, une mère, une amie, et les fantômes qui passent le long du mur noir, tous graves et dans des surplis blancs ; et puis le passé revient aussi comme un autre fantôme, le passé avec ses peines, ses douleurs, ses larmes et ses quelques rires ; enfin l’avenir qui se montre à son tour, plus fané, plus indéfini, entouré d’une gaze légère, comme ces sylphides qui s’élèvent d’un buisson et qui s’envolent avec les oiseaux. On aime à entendre le vent qui passe à travers les arbres en faisant plier leur tête, et qui chante comme un convoi des morts, et dont le souffle agite vos cheveux et rafraîchit votre front brûlant.

C’était dans des pensées plus terribles qu’était perdu Djalioh. Une mélancolie rêveuse, pleine de caprice et de fantaisie, provient d’une douleur tiède et longue ; mais le désespoir est matériel et palpable, c’était, au contraire, la réalité qui l’écrasait.

Oh ! la réalité ! fantôme lourd comme un cauchemar et qui pourtant n’est qu’une durée comme l’esprit !

Pour lui, que lui faisait le passé qui était perdu, et l’avenir qui se résumait dans un mot insignifiant : la mort ? Mais c’était le présent qu’il avait, la minute, l’instant qui l’obsédait ; c’était ce présent même qu’il voulait anéantir, le briser du pied, l’égorger de ses mains. Lorsqu’il pensait à lui, pauvre et désespéré, les bras vides, le bal, et ses fleurs, et ces femmes, Adèle, et ses seins nus, et son épaule, et sa main blanche, lorsqu’il pensait à tout cela, un rire sauvage éclatait sur sa bouche et retentissait dans ses dents, comme un tigre qui a faim et qui se meurt ; il voyait dans son esprit le sourire de Paul, les baisers de sa femme ; il les voyait tous deux étendus sur une couche soyeuse, s’entrelaçant de leurs bras avec des soupirs