Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, I.djvu/270

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m’aimez et que vous écrirez encore sur les marges, tout autant de fois : je t’aime ?

« Il faut donc oublier tout, madame, et ne plus penser à ce que nous avons été l’un vis-à-vis de l’autre ; n’avons-nous pas eu chacun ce que nous désirions ?

« Ma position est à peu près faite, je suis directeur principal de la commission des essais pour les mines, la fille du directeur de première classe est une charmante personne de 17 ans, son père a soixante mille livres de rentes, elle est fille unique, elle est douce et bonne, elle a beaucoup de jugement et s’entendra à merveille à diriger un ménage, à surveiller une maison.

« Dans un mois, je me marie ; si vous m’aimez comme vous le dites toujours, cela doit vous faire plaisir, puisque je le fais pour mon bonheur.

« Adieu, madame Willers, ne pensez plus à un homme qui a la délicatesse de ne plus vous aimer, et si vous voulez me rendre un dernier service, c’est de me faire passer au plus vite un demi-litre d’acide prussique, que vous donnera très bien, sur ma recommandation, le secrétaire de l’Académie des sciences ; c’est un chimiste fort habile.

« Adieu, je compte sur vous, n’oubliez pas mon acide.

« Ernest Vaumont. »

Quand Mazza eut lu cette lettre, elle poussa un cri inarticulé, comme si on l’eût brûlée avec des tenailles rouges.

Elle resta longtemps dans la consternation et la surprise. « Ah ! le lâche ! dit-elle enfin, il m’a séduite et il m’abandonne pour une autre ! Avoir tout donné pour lui et n’avoir plus rien ! jeter tout à la mer et s’appuyer sur une planche, et la planche vous glisse des mains, et l’on sent qu’on s’enfonce sous les flots ! »