Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/181

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quand il nous a passé par les mains ? il eût fallu, ces jours-là, ne penser qu’à le goûter et savourer longuement chaque minute, afin qu’elle s’écoulât plus lente ; il y même des jours qui ont passé comme d’autres, et dont je me ressouviens délicieusement. Une fois, par exemple, c’était l’hiver, il faisait très froid, nous sommes rentrés de promenade, et comme nous étions peu, on nous a laissés nous mettre autour du poêle ; nous nous sommes chauffés à l’aise, nous faisions rôtir nos morceaux de pain avec nos règles, le tuyau bourdonnait ; nous causions de mille choses : des pièces que nous avions vues, des femmes que nous aimions, de notre sortie du collège, de ce que nous ferions quand nous serions grands, etc. Une autre fois, j’ai passé tout l’après-midi couché sur le dos, dans un champ où il y avait des petites marguerites qui sortaient de l’herbe ; elles étaient jaunes, rouges, elles disparaissaient dans la verdeur du pré, c’était un tapis de nuances infinies ; le ciel pur était couvert de petits nuages blancs qui ondulaient comme des vagues rondes ; j’ai regardé le soleil à travers mes mains appuyées sur ma figure, il dorait le bord de mes doigts et rendait ma chair rose, je fermais exprès les yeux pour voir sous mes paupières de grandes taches vertes avec des franges d’or. Et un soir, je ne sais plus quand, je m’étais endormi au pied d’un mulon ; quand je me suis réveillé, il faisait nuit, les étoiles brillaient, palpitaient, les meules de foin avançaient leur ombre derrière elles, la lune avait une belle figure d’argent.

Comme tout cela est loin ! est-ce que je vivais dans ce temps-là ? était-ce bien moi ? est-ce moi maintenant ? Chaque minute de ma vie se trouve tout à coup séparée de l’autre par un abîme, entre hier et aujourd’hui il y a pour moi une éternité qui m’épouvante, chaque jour il me semble que je n’étais pas si misérable la veille et, sans pouvoir dire ce que j’avais de plus, je sens bien que je m’appauvris et que l’heure