Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/190

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ce soit son propre néant, que la mort se repaisse d’elle-même et s’admire ; assez de vie juste pour sentir que l’on n’est plus.

Et je montais au haut des tours, je me penchais sur l’abîme, j’attendais le vertige venir, j’avais une inconcevable envie de m’élancer, de voler dans l’air, de me dissiper avec les vents ; je regardais la pointe des poignards, la gueule des pistolets, je les appuyais sur mon front, je m’habituais au contact de leur froid et de leur pointe ; d’autres fois, je regardais les rouliers tournant à l’angle des rues et l’énorme largeur de leurs roues broyer la poussière sur le pavé ; je pensais que ma tête serait ainsi bien écrasée, pendant que les chevaux iraient au pas. Mais je n’aurais pas voulu être enterré, la bière m’épouvante ; j’aimerais plutôt être déposé sur un lit de feuilles sèches, au fond des bois, et que mon corps s’en allât petit à petit au bec des oiseaux et aux pluies d’orage.

Un jour, à Paris, je me suis arrêté longtemps sur le Pont-Neuf ; c’était l’hiver, la Seine charriait, de gros glaçons ronds descendaient lentement le courant et se fracassaient sous les arches, le fleuve était verdâtre, j’ai songé à tous ceux qui étaient venus là pour en finir. Combien de gens avaient passé à la place où je me tenais alors, courant la tête levée à leurs amours ou à leurs affaires, et qui y étaient revenus, un jour, marchant à petits pas, palpitant à l’approche de mourir ! ils se sont approchés du parapet, ils ont monté dessus, ils ont sauté. Oh ! que de misères ont fini là, que de bonheurs y ont commencé ! Quel tombeau froid et humide ! comme il s’élargit pour tous ! comme il y en a dedans ! ils sont là tous, au fond, roulant lentement avec leurs faces crispées et leurs membres bleus, chacun de ces flots glacés les emporte dans leur sommeil et les traîne doucement à la mer.

Quelquefois les vieillards me regardaient avec envie, ils me disaient que j’étais heureux d’être jeune,