Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/253

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dans leur vie idéale, que l’on va voir, et qui voient passer devant eux la foule, sans déranger leur tête, sans ôter la main de dessus leur épée, et dont les yeux brilleront encore quand nos petits-fils seront ensevelis. Il se perdait en contemplations devant les statues antiques, surtout celles qui étaient mutilées.

Une chose pitoyable lui arriva. Un jour, dans la rue, il crut reconnaître quelqu’un en passant près de lui, l’étranger avait fait le même mouvement, ils s’arrêtèrent et s’abordèrent. C’était lui ! son ancien ami, son meilleur ami, son frère, celui à côté de qui il était au collège, en classe, à l’étude, au dortoir ; ils faisaient leurs pensums et leurs devoirs ensemble ; dans la cour et en promenade, ils se promenaient bras dessus bras dessous, ils avaient juré autrefois de vivre en commun et d’être amis jusqu’à la mort. D’abord ils se donnèrent une poignée de main, en s’appelant par leur nom, puis se regardèrent des pieds à la tête sans se rien dire, ils étaient changés tous les deux et déjà un peu vieillis. Après s’être demandé ce qu’ils faisaient, ils s’arrêtèrent tout court et ne surent aller plus loin ; ils ne s’étaient pas vus depuis six ans et ne purent trouver quatre mots à échanger. Ennuyés, à la fin, de s’être regardés l’un et l’autre dans le blanc des yeux, ils se séparèrent.

Comme il n’avait d’énergie pour rien et que le temps, contrairement à l’avis des philosophes, lui semblait la richesse la moins prêteuse du monde, il se mit à boire de l’eau-de-vie et à fumer de l’opium ; il passait souvent ses journées tout couché et à moitié ivre, dans un état qui tenait le milieu entre l’apathie et le cauchemar.

D’autres fois la force lui revenait, et il se redressait tout à coup comme un ressort. Alors le travail lui apparaissait plein de charmes, et le rayonnement de la pensée le faisait sourire, de ce sourire placide et profond des sages ; il se mettait vite à l’ouvrage, il