Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/185

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gages, et la pomme de l’escalier qui descend dans les chambres scintillait comme de l’or. Avec ses planches lavées qui séchaient à l’air, les hommes qui chantaient dans la mâture en se coulant le long des cordages, et ce beau soleil qui faisait tout resplendir, le navire avait un air de fête.

— Ôte-toi donc de là, maroufle, dit le capitane Nicole en donnant un grand coup de pied dans les reins à un nègre endormi, couché tout de son long sur le pont, ôte-toi de là, tu barres le passage à cette dame… pas de murmures encore, ou je te régalerai.

Mme Émilie et Henry s’assirent à côté du gouvernail, à regarder les préparatifs du départ, et le nègre alla continuer son somme un peu plus loin ; il avait une vieille redingote de livrée, toute en guenilles, et un chapeau à galon d’or, tout défoncé et percé ; à travers ses bottes usées on voyait les doigts de ses pieds, entourés de quelques linges poussiéreux et tachés de sang ; il avait l’air épuisé de fatigue, il dormait comme un mort. Il s’en retournait dans son pays, après avoir été domestique en France ; maître Nicole l’avait pris par charité, à condition qu’il le servirait pendant la traversée.

Cependant le bâtiment s’ébranla, des marins, des femmes, des enfants, une longue file de peuple tirant sur une ligne, le hala jusqu’en dehors des bassins pour qu’il pût se mettre sous le vent et partir, puis on lâcha la ligne, on poussa des cris dans l’air, on se donna des adieux de la main, du chapeau, du bout du mouchoir, et le navire s’en alla.

Une bonne brise du nord-est les poussait au large, et bientôt ils disparurent derrière l’horizon.

Il y eut, sans doute, dans l’âme d’Henry, un mouvement d’immense espoir quand seul, sur ce navire qui portait tout son cœur et tout son amour, il se sentit partir vers une terre nouvelle. Doucement incliné sur