Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/186

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sa quille et les voiles mi-enflées, le bâtiment fendait l’eau avec mille bruits joyeux ; son drapeau battait l’air et tournait dans le vent, les franges de la tente s’agitaient, se frôlant l’une sur l’autre, les mâts se pliaient et se redressaient, et la carcasse elle-même, comme un corps monstrueux qui respirait et se mouvait, faisait craquer ses articulations et sa membrure. Accoudés à l’arrière, ils restaient à voir le sillage se former sous leurs regards, puis s’élargir et disparaître ; ils ne se parlaient pas, mais, les bras passés autour de la taille, ils se serraient étroitement l’un contre l’autre ; on eût dit que, sans le secours de la parole, ils voulaient se faire passer dans le cœur l’un l’autre leurs souvenirs communs, leurs espérances faites à deux, leurs vagues angoisses, leurs regrets, leurs inquiétudes peut-être, et mettre tout cela à l’unisson.

Henry se sentait fier et fort comme le premier homme qui a enlevé une femme, qui l’a saisie dans ses bras et qui l’a entraînée dans sa tanière. Alors l’amour se double de l’orgueil, le sentiment de sa propre puissance s’ajoute à la joie de la possession, on est vraiment le maître, le conquérant, l’amant ; il la contemplait d’une manière calme, sereine, il n’avait rien dans l’âme que d’indulgent et de rayonnant, il se plaisait à penser qu’elle était faible et sans défense au monde, qu’elle avait tout abandonné pour lui, espérant tout trouver en lui, et il se promettait de n’y pas manquer, de la protéger dans la vie, de l’aimer encore davantage, de la défendre toujours.

Pour elle, insouciante, nonchalante, presque engourdie, elle avait l’air de ne penser à rien ; les femmes parfois ont des héroïsmes magnifiques qui peut-être ne leur coûtent pas grand’chose. Regrettait-elle Paris ? Aglaé ? sa maison ? sa vie habituelle ? ce n’était pas son mari toutefois. De même que le navire se laissait pousser par le vent et fendait la mer, elle se laissait aller au souffle de l’amour qui lui faisait traverser la