Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/223

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avait un abîme entre eux et qu’elle ne voyait pas la région qu’il lui montrait du doigt. Cependant, malgré elle, malgré lui-même peut-être, il tâchait toujours de naviguer plus au large, de l’émanciper vers une autre sphère ; la plénitude de cet amour l’avait repu de bonheur, il en voulait encore, mais d’une autre façon.

Dans le développement comparé d’une passion, d’un sentiment, et même dans la compréhension d’une idée, l’un devance toujours l’autre, et le second est arrivé au point culminant que le premier l’a dépassé ou est déjà revenu en arrière. Les âmes ne marchent pas de front comme des chevaux de carrosse attelés à la même flèche, mais plutôt elles vont l’une après l’autre, s’entrecroisant dans leur chemin, se heurtant, se quittant, et courent éperdues comme des billes d’ivoire sur un billard ; on adore telle femme qui commence à vous aimer, qui vous adorera quand vous ne l’aimerez plus, et qui sera lassée de vous quand vous reviendrez à elle. L’unisson est rare dans la vie, et l’on pourrait compter le nombre des minutes où les deux cœurs qui s’aiment le mieux ont chanté d’accord.

Puis il la connaissait si bien ! il savait par cœur la fin de la phrase qu’elle entamait, l’intonation qu’elle y mettrait, le geste qui l’accompagnerait, le regard qui le suivrait ; il avait tant de fois posé sa tête sur ses seins nus, et balayé de sa chevelure les places de son corps offertes à ses regards ! chaque pore de cette peau blanche avait si souvent aspiré son haleine ! il l’avait vue tant de fois dormir, s’éveiller, parler, s’habiller, marcher, manger ! il se rappelait si bien la manière dont le soleil du matin venait frapper sa figure et ouvrir ses paupières fermées, l’effet dont la lumière, en plein jour, ondulait sur ses bandeaux ou dorait les fils légers qui s’en échappaient soulevés par le vent, et la teinte pâle que la lueur des bougies