Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/306

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parties à leur tour, et il a retiré de tout cela une expérience multiple, sur les femmes pour en avoir aimé, sur les hommes pour en avoir vu, sur lui-même pour avoir souffert ; il a gardé juste assez d’élan pour arriver au fait, assez d’amour même pour sentir le plaisir ; cette gymnastique a été assez rude pour le fortifier, pas assez pour l’énerver.

Quant à Jules, il a été gêné d’abord dans son goût dominant, jeûne qui a irrité sa gourmandise ; il a aimé et il a été trompé dans cet amour, amour trompé et vocation contrariée se sont confondus dans une douleur commune, se sont pénétrés de tendresse et l’un l’autre décorés de poésie ; il s’y est enfoncé davantage, parce qu’il trouvait dans cette douleur place pour son cœur et pour sa tête, car elle alimentait son sentiment et son imagination.

Savez-vous ce qui la rend si délicate sous le palais, la chair de ces pâtés truffés de Strasbourg, dont vous vous gorgez en déjeunant ? c’est qu’on a fait sauter sur des plaques de métal rougies l’animal qu’on vous destinait, et qu’on ne l’a tué qu’après que son foie s’est assez tuméfié et gonflé pour qu’il soit devenu bon à manger. Qu’importe son supplice pourvu qu’il ait accru nos plaisirs ! C’est aussi dans une lente souffrance que le génie s’élève ; ces cris du cœur que vous admirez, ces hautes pensées qui vous font bondir, ont eu leur source dans des larmes que vous n’avez pas vues, dans des angoisses que vous ne connaissez pas. Qu’est-ce que cela fait ? Il fallait bien que l’animal fût mangé et que le poète parlât ; tant mieux donc qu’ils aient souffert dans leurs entrailles, si la chair du premier est exquise, si la phrase de l’autre est savoureuse.

En voulant écrire sa tristesse, elle s’en est allée ; de son cœur elle a débordé sur la nature, et elle est devenue plus générale, plus universelle et plus douce ; c’est là le secret de ce reflet sombre qui colore ses œuvres les plus splendides, et donne à son burlesque