Page:Guy de Maupassant - Une vie.djvu/134

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Et les grandes femmes des matelots dont les dures carcasses saillaient sous les robes minces, restées jusqu’au départ du dernier pêcheur, rentraient dans le village assoupi, troublant de leurs voix criardes le lourd sommeil des rues noires.

Le baron et Jeanne, immobiles, contemplaient l’éloignement dans l’ombre de ces hommes qui s’en allaient ainsi, chaque nuit, risquer la mort pour ne point crever de faim, et si misérables cependant qu’ils ne mangeaient jamais de viande.

Le baron, s’exaltant devant l’océan, murmura : « C’est terrible et beau. Comme cette mer sur qui tombent les ténèbres, sur qui tant d’existences sont en péril, c’est superbe ! n’est-ce pas, Jeannette ? »

Elle répondit avec un sourire gelé : « Ça ne vaut point la Méditerranée. » Mais son père, s’indignant : « La Méditerranée ! de l’huile, de l’eau sucrée, l’eau bleue d’un baquet de lessive. Regarde donc celle-ci comme elle est effrayante avec ses crêtes d’écume ! Et songe à tous ces hommes, partis là-dessus, et qu’on ne voit déjà plus. »

Jeanne, avec un soupir, consentit : « Oui, si tu veux. » Mais ce mot qui lui était venu aux lèvres, « la Méditerranée », l’avait de nouveau pincée au cœur, rejetant toute sa pensée vers ces contrées lointaines où gisaient ses rêves.

Le père et la fille alors, au lieu de revenir par les bois, gagnèrent la route et montèrent la côte à pas alentis. Ils ne parlaient guère, tristes de la séparation prochaine.

Parfois, en longeant les fossés des fermes, une odeur de pommes pilées, cette senteur de cidre frais qui semble flotter en cette saison sur toute la campagne