Page:Guy de Maupassant - Une vie.djvu/338

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Jeanne répondit : « Va, ma fille. »

Elles se turent encore, puis la bonne reprit : « Mettez votre chapeau, Madame, et puis allons à Goderville chez le notaire. Si l’autre va mourir, faut que M. Paul l’épouse, pour la petite, plus tard. »

Et Jeanne, sans répondre un mot, mit son chapeau. Une joie profonde et inavouable inondait son cœur, une joie perfide qu’elle voulait cacher à tout prix, une de ces joies abominables dont on rougit, mais dont on jouit ardemment dans le secret mystérieux de l’âme : la maîtresse de son fils allait mourir.

Le notaire donna à la bonne des indications détaillées qu’elle se fit répéter plusieurs fois ; puis, sûre de ne pas commettre d’erreur, elle déclara : « Ne craignez rien, je m’en charge maintenant. »

Elle partit pour Paris la nuit même.

Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensée qui la rendait incapable de réfléchir à rien. Le troisième matin elle reçut un seul mot de Rosalie annonçant son retour par le train du soir. Rien de plus.

Vers trois heures elle fit atteler la carriole d’un voisin qui la conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante.

Elle restait debout sur le quai, l’œil tendu sur la ligne droite des rails qui fuyaient en se rapprochant là-bas, au bout de l’horizon. De temps en temps elle regardait l’horloge. — Encore dix minutes. — Encore cinq minutes. — Encore deux minutes. — Voici l’heure. — Rien n’apparaissait sur la voie lointaine. Puis tout à coup, elle aperçut une tache blanche, une fumée, puis au-dessous, un point noir qui grandit, accourant à toute vitesse. La grosse machine