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DU MOBILE MORAL AU POINT DE VUE SCIENTIFIQUE.

Existence d’un certain devoir impersonnel créé par la fusion croissante des sensibilités et par le caractère plus sociable des plaisirs élevés. Troisième équivalent du devoir. Une nouvelle espèce d’obligation dérive de la nature même de la sensibilité, qui tend à se transformer par l’effet de l’évolution.

Les plaisirs supérieurs, qui prennent une part chaque jour plus grande dans la vie humaine, — plaisirs esthétiques, plaisirs de raisonner, d’apprendre et de comprendre, de chercher, etc., — requièrent beaucoup moins de conditions extérieures et sont beaucoup plus accessibles à tous que les plaisirs proprement égoïstes. Le bonheur d’un

    avoir une vague conscience en se comparant à la presque totalité des autres hommes : il aurait besoin, pour être pleinement heureux, de rencontrer une société de monstres semblables à lui et lui renvoyant sa propre image. Quoique le remords ait une origine tout empirique, le mécanisme même de la nature qui le produit est rationnel : il tend à favoriser les êtres normaux, c’est-à-dire les êtres sociables et en définitive moraux.

    « L’être antisocial s’écarte autant du type de l’homme moral que le bossu du type de l’homme physique ; de là une honte inévitable quand nous sentons en nous quelque chose d’antisocial : de la aussi un désir d’effacer cette monstruosité. On voit l’importance de l’idée de normalité dans l’idée de moralité. Il y a quelque chose de choquant pour la pensée comme pour la sensibilité à être une monstruosité, à ne pas se sentir en harmonie avec tous les autres êtres, à ne pouvoir se mirer en eux ou les retrouver en soi-même. L’idée de responsabilité absolue n’étant plus compatible avec l’état actuel de la science, le remords se ramène à un regret. — le regret d’être inférieur a son propre idéal, d’être anormal et plus ou moins monstrueux. On ne peut pas sentir quelque imperfection intérieure sans éprouver quelque honte ; cette honte est indépendante du sentiment de la liberté, et cependant elle est déjà le germe du remords. Je réponds devant ma pensée, en une certaine mesure, de tout ce qu’il y a de mauvais en moi, même quand ce n’est pas moi qui l’y ai mis, parce que ma pensée méjuge. La monstruosité produit en outre le sentiment de la solitude absolue et définitive, qui est le plus douloureux pour un être essentiellement social, parce que la solitude est une stérilité morale, une impuissance sans remède.