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FUSION CROISSANTE DES SENSIBILITÉS.

penseur ou d’un artiste est du bonheur à bon marché. Avec un morceau de pain, un livre ou un paysage, vous pouvez goûter un plaisir infiniment supérieur à celui d’un imbécile dans une voiture armoriée traînée par quatre chevaux. Les plaisirs supérieurs sont donc à la fois plus intimes, plus profonds et plus gratuits (sans l’être toujours entièrement). Ils tendent beaucoup moins à diviser les êtres que les plaisirs inférieurs.

Ainsi, par une évolution naturelle, le principe d’une grande partie de nos plaisirs semble remonter du dehors au dedans. Le sujet sensible peut trouver dans sa propre activité, et parfois indépendamment des choses, une source

    « Aujourd’hui le remords peut parfois tourmenter les cœurs en raison même de leur élévation et des scrupules d’une conscience supérieure ; mais c’est là une exception et non la règle. Les exceptions s’expliquent parce fait que le progrès moral, comme tout progrès, tend à déranger l’équilibre entre l’être et son milieu, il fait donc de toute supériorité prématurée une cause de souffrance ; mais ce dérangement provisoire de l’équilibre primitif aboutira un jour à un équilibre plus parfait. Les êtres qui servent ainsi de transition à la nature souffrent pour diminuer les souffrances totales de leur race, ils sont les boucs émissaires de l’espèce. Ils nous rapprochent de ce moment encore lointain, de cet idéal-limite, impossible à atteindre complètement, où les sentiments de sociabilité, devenus le fond même de tout être, seraient assez puissants pour proportionner la quantité et la qualité de ses joies intérieures à sa moralité, c’est-à-dire à sa sociabilité même. La conscience individuelle reproduirait si exactement la couscience sociale que toute action capable de troubler celle-ci troublerait l’autre dans la même mesure ; toute ombre portée au dehors viendrait se projeter sur nous : l’individu sentirait dans son cœur la société vivante tout entière.

    « En un mot, nous pensons l’espèce, nous pensons les conditions sous lesquelles la vie est possible dans l’espèce, nous concevons l’existence d’un certain type normal d’homme adapté à ces conditions, nous concevons même la vie de l’espèce entière comme adaptée au monde, et enfin les conditions sous lesquelles cette adaptation se maintient. D’autre part, notre intelligence individuelle n’étant autre chose que l’espèce humaine et même le monde