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LE DÉVOUEMENT RAMENÉ AUX LOIS DE LA VIE.

contrat librement voulu, avec toutes les conséquences et tous les risques qu’il implique[1].

Plus nous irons, plus l’économie politique et la sociologie se réduiront à la science des risques et des moyens de les compenser, en d’autres termes à la science de l’assurance. Et plus la morale sociale se ramènera à l’art d’employer avantageusement pour le bien de tous ce besoin de se risquer qu’éprouve toute vie individuelle un peu puissante. En d’autres termes, on tâchera de rendre assurés et tranquilles les économes d’eux-mêmes, tandis qu’on rendra utiles ceux qui sont pour ainsi dire prodigues d’eux-mêmes.

Mais allons plus loin. L’agent moral peut être placé non en face du simple risque, mais devant la certitude du sacrifice définitif,

Dans certaines contrées, quand le laboureur veut féconder son champ, il emploie quelquefois un moyen énergique : il prend un cheval, lui ouvre les veines et, le fouet à la main, le lance dans les sillons ; le cheval saignant se traîne à travers le champ qui s’allonge sous ses jambes fléchissantes ; la terre se rougit sous lui, chaque sillon boit sa part de sang. Lorsque, épuisé, il tombe en râlant, on le force encore à se relever, à donner sans en rien retenir le reste de son sang à la terre avide. Enfin il s’affaisse pour la dernière fois ; on l’enterre dans le champ rouge encore ; toute sa vie, tout son être passe à la terre rajeunie. Cette semence

  1. Les risques peuvent aller ainsi se multipliant sans cesse et vous enveloppant d’un réseau toujours plus serré sans qu’on puisse, logiquement et moralement, reculer. « L’exaltation des sentiments de colère et de générosité croît selon la même proportion que le danger, » fait observer avec raison M. Espinas dans des objections qu’il nous a adressées sans savoir que nous étions au fond du même avis sur tous ces points. (Revue philosophique, année 1882, t. II)