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SANCTION D’AMOUR ET DE FRATERNITÉ.

trouverait moralement isolé, tandis que l’autre serait en communion avec l’univers.

Ainsi restreinte, épurée, sauvée par la métaphysique, cette idée d’une harmonie finale entre le bien moral et le bonheur devient assurément admissible. Mais, en premier lieu, ce n’est plus vraiment la sanction d’une loi formelle : tout ce qui restait des idées de loi proprement nécessaire ou impérative, de sanction également nécessaire a disparu. Ce n’est plus même la loi formelle de Kant, ni le jugement synthétique a priori par lequel la légalité serait unie à la félicité comme récompense ; en un mot, ce n’est plus un régime de législation, conséquemment de vraie sanction. Nous pouvons même dire qu’on nous transporte ici dans une région supérieure à celle de la justice proprement dite : c’est la région de la fraternité. Ce n’est plus la justice commutative, car l’idée de fraternité exclut celle d’un échange mathématique, d’une balance de services exactement mesurables et égaux sous le rapport de la quantité : la bonne volonté ne mesure pas son retour à ce qu’elle a reçu ; elle rend deux et même dix pour un. Ce n’est même plus de la justice distributive au sens propre, car l’idée d’une distribution exacte, même morale, n’est plus celle de la fraternité. L’enfant prodigue pourra être fêté plus que l’enfant sage. On pourra aimer un coupable, et le coupable aura peut-être plus besoin que tout autre d’être aimé. J’ai deux mains, l’une pour serrer la main de ceux avec qui je marche dans la vie, l’autre pour relever ceux qui tombent, le pourrai même, à ceux-ci, tendre les deux mains ensemble. Ainsi, dans cette sphère, les rapports purement rationnels, les harmonies purement intellectuelles, à plus forte raison les rapports légaux semblent s’évanouir ; par cela même s’évanouit le rapport vraiment rationnel, logique et