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le roman psychologique et sociologique.

La descente de police, dans Nana, est en germe dans la fuite effarée des filles de Thénardier, qui heurtent Marius : « J’ai cavale, cavale, cavale. » Le Jeanlin de Germinal est un Gavroche tourné au noir, et sa retraite dans un puits abandonné est le pendant de celle de Gavroche dans le ventre gigantesque de l’éléphant de maçonnerie[1].

Le jardin de la rue Plumet combiné avec des souvenirs d’enfance est l’original du jardin du Paradou.


Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était extraordinaire et charmant. Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se douter des secrets qu’il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes…

Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages décloués par le temps, pourrissant sur le mur, du reste plus d’allées ni de gazon… Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide. Rien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacré des choses vers la vie… Les arbres s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres… ; ce qui flotte au vent s’était penché vers ce qui se traîne dans la mousse… Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale ; c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule.

En floréal, cet énorme buisson, libre derrière sa grille et ses quatre murs, dans le sourd travail de la germination universelle, tressaillait au soleil levant presque comme une bête qui sent la sève d’avril monter et bouillonner dans ses veines, et, secouant au vent sa prodigieuse chevelure verte, semait sur la terre humide, sur les statues frustes, sur le perron croulant du pavillon et jusque sur le pavé de la rue déserte, les fleurs en étoiles, la rosée en perles, la fécondité, la beauté, la vie, la joie, les parfums. À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été… Le soir, une vapeur se dégageait du jardin et l’enveloppait ; l’odeur si enivrante des chèvrefeuilles et des liserons en sortait de toute part comme un poison exquis et subtil ; on entendait les derniers appels des grimpereaux et des bergeronnettes s’assoupissant sous les branchages… C’était un jardin fermé, mais une nature acre, riche, voluptueuse et odorante…

Quand Cosette y arriva, elle n’était encore qu’une enfant, Jean Valjean lui livra ce jardin inculte. — Fais-y tout ce que tu voudras, lui disait-il. Cela amusait Cosette ; elle en remuait toutes les touffes et toutes les pierres, elle y cherchait « des bêtes » ; elle y jouait, en attendant qu’elle y rêvât[2].

  1. La destinée des romanciers, et de tous les écrivains, est de prendre beaucoup les uns aux autres ; quelquefois ils s’en aperçoivent et, de la meilleure foi du monde, s’écrient avec Rossini : « Vous croyez que cette phrase n’est pas de moi ? Bah ! Paesiello ne méritait pas de l’avoir trouvée. » — D’autres ne s’en aperçoivent même pas ; tous pourraient s’approprier la prière fameuse du paysan normand : « Mon Dieu, je ne vous demande pas de bien, donnez-moi seulement un voisin qui en ait. »
  2. Chez les romantiques, l’idéalisme et le réalisme sont encore si peu fondus