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l’art au point de vue sociologique.

Aussi est-il impossible de méconnaître le rôle social et philosophique de la poésie et de l’art. « Le poète a charge d’âmes, » a dit Hugo. Et Hugo attaque les partisans de l’art pour de l’art, parce qu’ils refusent de mettre le beau dans la plus haute vérité, qui est en même temps la plus haute utilité sociale. Hugo se pique d’être « utile », de répandre sur les cœurs à pleines mains la pitié et la générosité, comme le prêtre verse sur les têtes ses bénédictions : bénir efficacement, n’est-ce pas avant tout rendre meilleur ? Déjà, dans René, Chateaubriand avait dit des poètes : — « Ces chantres sont de race divine : ils possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois naïve et sublime ; ils célèbrent les dieux avec une bouche d’or, et sont les plus simples des hommes ; ils causent comme des immortels ou comme de petits enfants ; ils expliquent les lois de l’univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie ; ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s’en apercevoir, comme des nouveau-nés. »

Ce qu’il faut exclure, c’est la théorie qui, dans l’art, demeure indifférente au fond. Ce n’est plus l’art pour l’art, c’est l’art pour la forme. Pour notre part, nous ne saurions admettre une doctrine, qui nous semble enlever à l’art tout son sérieux. Victor Hugo avait compris du premier coup et beaucoup mieux que ses successeurs, que l’idée, inséparable de l’image, est la substance de la poésie lyrique elle-même. Dès 1822, dans la préface aux Odes et Ballades, il explique pourquoi l’ode française est restée monotone et impuissante : c’est qu’elle a été jusqu’alors faite de procédés, de « machines poétiques », comme on disait alors, de figures de rhétorique, depuis l’exclamation et l’apostrophe jusqu’à la prosopopée ; au lieu de tout cela, il faut « asseoir la composition sur une idée fondamentale » tirée du cœur du sujet, « placer le mouvement de l’ode dans les idées, plutôt que dans les mots ». Rechercher l’art pour lui-même, ce n’est donc pas rechercher

    manque plutôt de conviction que de talent, et c’est cette absence de sincérité, nous le verrons, qui l’a fait rester à mi-chemin entre le bateleur et le poète. Encore est-il que le peu de choses éloquentes mêlées à sa rhétorique sont des choses qu’il a crues, des expressions de croyances au moins négatives.