Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/50

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
xlii
introduction


    jective, et que la troisième est la synthèse des deux autres à un point de vue supérieur. N’est-ce pas dans des objets, et principalement dans des objets intelligibles, que Platon, Aristote et Plotin cherchent l’explication du beau ? Pour le platonisme, le beau est l’expression d’un idéal supérieur qui est, en même temps, la vraie réalité. La « raison » conçoit cet idéal : elle conçoit l’ordre, la grandeur, l’harmonie, qui ont une existence plus vraie que l’existence sensible. Des objets, les modernes retournent au sujet et cherchent dans sa constitution mentale ou cérébrale les raisons du plaisir que cause la beauté. Déjà, avec Descartes et ses successeurs, les qualités du monde externe, depuis les qualités sensitives, comme les couleurs et les sons, jusqu’aux qualités intelligibles, — comme l’ordre et l’harmonie, les genres ou les espèces, — et aux qualités esthétiques ou morales, comme le beau et le bon, tendent à rentrer en nous et à devenir notre propre point de vue sur l’univers. Toutes les qualités non mathématiques et non logiques sont, en effet, pour les cartésiens, relatives à notre constitution comme êtres sentants et pensants. Ce mouvement d’idées devait, selon nous, aboutir à l’esthétique de Kant, qui explique le plaisir du beau par l’exercice facile et libre de notre faculté de percevoir les formes. Schiller et l’école anglaise, développant cette théorie, rapprochent le plaisir esthétique et le plaisir du jeu. De là les conséquences que Guyau a si bien mises en lumière et si bien réfutées : l’art devient une sorte de jeu intellectuel, de plus en plus séparé de la vie même et de l’action ; c’est un dilettantisme supérieur. De plus, il est tout subjectif, puisqu’il n’est que la conscience d’un déploiement facile de nos facultés sensitives et représentatives, ainsi que des organes auxquels elles sont attachées. D’où cette conséquence finale, que l’art est une grande illusion qui sert à nous consoler des réalités de la vie. L’esthétique aboutit à un pur formalisme et, en dernière analyse, à un scepticisme transcendant. Tel était l’état de la question quand parurent, d’abord les Problèmes de l’esthétique contemporaine, puis l’Art au point de vue sociologique. Le premier de ces deux livres oppose à l’idée du jeu celle de la vie et de l’action comme vrai fondement de l’art ; le second, creusant plus avant encore, établit que c’est surtout la vie sociale, la vie sympathique et expansive avec ses conditions ou lois de toutes sortes, qui s’exprime par le beau et crée l’art. L’esthétique est alors, tout ensemble, éminemment subjective et éminemment objective. Un monde de sensibilités et de volontés, une société idéale ou réelle, s’étendant à l’univers, voilà le vrai domaine de l’art. Ce dernier reprend donc tout le sérieux non pas seulement de la vie individuelle, mais encore de la vie universelle. Ainsi s’ouvre pour l’esthétique une troisième ère, qui, croyons-nous, sera la synthèse des deux autres, l’ère sociologique. Les aspirations actuelles, en effet, sont éminemment sociales.

    Pour revenir à M. Boirac, celui-ci a fort bien montré, avec Guyau, que la tâche du prochain siècle sera de suivre toutes les ramifications de l’idée sociologique à travers l’art, la science, la morale et la religion. Dans le principe posé par Guyau, M. Boirac voit « un principe nouveau et fécond qui, en même temps qu’il explique les plus hautes manifestations de l’art ancien, peut être considéré ajuste titre comme la formule prophétique de l’art à venir. Dans cette œuvre immense, Guyau aura la gloire, d’abord d’avoir vu et montré la grande idée qui doit en être l’inspiratrice, ensuite d’avoir lui-même étudié, parmi les inmunbrables applications de cette idée, non les plus immédiates et celles qui de prime abord frapperaient l’esprit le plus vulgaire, mais au contraire les plus profondes, les plus lointaines, celles qui ne pouvaient se révéler qu’à une intelligence délicate et pénétrante comme était la sienne. »

    Tous les critiques ont remarqué les chapitres où Guyau applique ses principes d’esthétique à l’examen de nos romanciers et de nos poètes. Selon M. Boirac, les