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ÉPICURE

dent dans un seul et même culte. Toute religion tend ainsi à devenir l’adoration du passé.

En conséquence, si un jour l’homme veut placer et réaliser quelque part un idéal de vie heureuse, un âge d’or conçu par opposition à l’âge présent, ce n’est pas dans l’avenir, c’est dans le passé qu’il le placera tout naturellement. La religion et la tradition semblent nous dire : — Pour contempler l’idéal cherché, ne regardez pas devant vous, regardez en arrière ; détournez-vous, comme fit Orphée selon l’antique légende. — Mais cet idéal placé ainsi derrière nous, nous fuit ; en se retournant vers lui, on le perd et on le voit disparaître dans les profondeurs fuyantes du passé. Rien de plus incompatible avec l’esprit des religions primitives, — encore étrangères aux raffinements métaphysiques des philosophies modernes, — que la conception d’un progrès se réalisant chaque jour dans l’humanité, d’un état meilleur où nous pourrions parvenir par nos seules forces et sans secours divin : l’homme, à lui seul, ne peut que faillir et tomber ; mais pour se relever et faire un pas en avant, il a besoin d’une aide supérieure. C’est la doctrine de la chute opposée à celle du progrès.

Au contraire, une fois la religion écartée, on ne peut guère concevoir de théorie du monde qui n’ait pour principe ou pour conséquence la croyance à une évolution, à un progrès lent dans le temps. En effet on est forcé de recourir avec Démocrite ou Epicure à l’hypothèse d’un chaos primitif s’organisant peu à peu sous les lois de la mécanique ou sous l’action de la spontanéité. Aristote lui-même n’était pas éloigné de cette hypothèse ; seulement il supposait un idéal immobile inspirant et dominant le travail des choses, ce qui n’est peut-être pas nécessaire. Cette organisation graduelle du monde constitue déjà une évolution, un progrès au moins formel. Puis, quand il s’agit de faire apparaître l’homme dans le κόσμος ainsi constitué, il est impossible de supposer l’humanité arrivée du premier coup au point de civilisation où nous la trouvons parvenue. Du moment où l’homme ne reçoit pas des mains d’un Dieu créateur sa civilisation toute faite, il faut qu’il la fasse lui-même avec le temps ; qu’il se donne à lui-même le langage, ce premier des instruments, puis tous les autres instruments plus extérieurs que nous lui voyons entre les mains ; il faut que son intelligence se déve-