Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/180

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
176
ÉPICURE

nité avec l’existence du mal dans le monde ? car il semble que nous allons aboutir à cette contradiction : d’une part l’intelligence humaine affirme l’existence de la divinité, d’autre part elle est réduite à avouer que l’existence d’une divinité ordonnatrice ou créatrice est incompatible avec celle de notre monde imparfait.

Pour résoudre cette difficulté, il faut simplement, suivant Epicure, s’efforcer de purifier en nous la notion naturelle de la divinité ; il faut la séparer des éléments étrangers qui s’y sont associés à la longue[1]. L’idée primitive des dieux est vraie ; mais dans cette idée n’est nullement comprise celle d’un dieu créateur. C’est faute de pouvoir, avec une science encore insuffisante, pénétrer les causes des phénomènes naturels (αἰπιολογεῖν), que les hommes ont imaginé de faire intervenir les dieux dans le tumulte du monde. Les grands événements de la nature, comme la foudre et les tempêtes, ont paru divins aux hommes parce qu’ils étaient épouvantables[2]. De même, ne pouvant expliquer le cours régulier des astres par des lois naturelles, les hommes ont trouvé plus court de l’expliquer par la volonté divine. Leur dieu est devenu, comme chez les poètes tragiques, un « deus ex machina[3] » ; ils se sont figuré le monde fabriqué à la manière des objets dont l’homme se sert, à coups de marteaux, « avec des soufflets et des enclumes[4] » ; mais en vérité le monde est une machine plus délicate, et c’est rabaisser les dieux que d'en faire ainsi des ouvriers.

Loin que l’idée de création soit inséparable de l’idée de divinité, elle ne peut vraiment, selon Epicure, s’allier avec elle. La divinité a comme premier attribut le suprême bonheur ; or, le suprême bonheur suppose l’absence de toute préoccupation, de tout souci, de tout effort. Mais créer un monde, le créer imparfait, avoir sans cesse à le surveiller, à le retoucher, c’est là une lourde tâche, incompatible avec la souveraine félicité. Les dieux ne se mèleront donc point des affaires de ce monde, et il faudra sur ce point corriger l’idée que le vulgaire se fait de la divinité. Les dieux d’Epicure vivront entièrement détachés des choses, n’ayant point de

  1. Epic. ap. Diog. Laërt., Lettre à Ménécée, init.
  2. Lucr., v, 1217; vi, 35.
  3. De nat. deor., loc. cit.
  4. Ibid.