Page:Guyau - La Morale d’Épicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
180
ÉPICURE

adore les dieux parce qu’elle croit à leur existence, Epicure, à en croire Lange, faisait tout le contraire ; il n’y croyait pas et il les adorait. C’est qu’alors il révérait les dieux pour leur perfection, « et peu lui importait que cette perfection se montrât dans leurs actes extérieurs ou qu’elle se déployât simplement comme idéal dans nos pensées[1]. »

La thèse que soutient Lange dans ces lignes est assurément originale et ingénieuse. Elle tendrait à faire d’Epicure le prédécesseur de MM. Vacherot et Renan. Cependant elle ne s’appuie sur aucun texte. Lange invoque seulement une prétendue contradiction qui existerait dans la doctrine d’Epicure et qui ne pourrait se résoudre que si on admet son hypothèse. Nous l’avons vu au contraire, la doctrine d’Epicure ne renferme aucune contradiction, mais seulement un certain nombre de déductions vicieuses. Sans doute, pour Epicure, les dieux représentent un idéal ; mais précisément l’idéal réalisé, l’idéal vivant. Avec Epicure, nous sommes bien loin de Hume et de Kant. Son système repose précisément sur l’identification du subjectif et de l’objectif, puisqu’il affirme que toute sensation correspond nécessairement à une réalité. De plus, suivant lui, toute idée ayant sa racine dans une sensation, l’esprit humain ne peut pas avoir d’idéal supérieur à la réalité même. C’est en somme à la réalité que notre esprit a emprunté l’idéal qu’il conçoit.

Les dieux d’Epicure avaient si peu une existence idéale que, nous l’avons vu, ils mangeaient comme de simples mortels une très-réelle nourriture. Philodème agite même la question de savoir si les dieux dorment. Les idéaux ne mangent ni ne dorment. Il ne faut donc pas prêter à Epicure des doctrines toutes modernes nées de l’avancement des sciences et des doctrines. Le système d’Epicure avec ses points forts et ses points faibles est d’accord avec son temps.

Au fond, les dieux d’Epicure n’étaient que les dieux de la Grèce, auxquels Epicure avait prêté une éducation philosophique et inculqué ses principes. Epicure ne crut pas utile de renoncer à la multiplicité des dieux ; et en effet, si on admet un dieu, il n’y a pas de raison pour ne pas en admettre une infinité. Sur ce point

  1. Lange, Histoire du Matérialisme, trad. franç., tome I, page 93.