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LA ROCHEFOUCAULD

tème y éclate avec toute sa subtilité : « C’est une inconstance perpétuelle, qui fait que notre cœur s’attache successivement à toutes les qualités de la personne que nous aimons, donnant tantôt la préférence à l’une, tantôt à l’autre; de sorte que cette constance n’est qu’une inconstance arrêtée et renfermée dans un même sujet[1]. »

Puisque nous n’aimons personne véritablement, les malheurs arrivés à ceux que nous paraissons aimer nous laisseront assez froids : « Nous avons tous assez de force pour supporter le malheur des autres. » « Nous nous consolons aisément des disgrâces de nos amis lorsqu’elles servent à signaler notre tendresse pour eux. » Bien plus, « dans l’adversité de nos meilleurs amis, nous trouvons souvent quelque chose qui ne nous déplaît pas. » — Si, au lieu qu’un malheur passager frappe des êtres aimés, la mort nous les arrache, notre affliction sera-t-elle véritable ? Non ; comme l’orgueil s’humilie, comme l’intérêt se dévoue, ainsi l’égoïsme sait pleurer et contrefaire le désespoir de l’amour : « Il y a, dans les afflictions, diverses sortes d’hypocrisie. Dans l'une, sous prétexte de pleurer la perte d’une personne qui nous est chère, nous nous pleurons nous-mêmes, nous pleurons la diminution de notre bien, de notre plaisir, de notre considération. Ainsi les morts ont l’honneur des larmes qui ne coulent que pour les vivants. Je dis que c’est une espèce d’hypocrisie, parce que, dans ces sortes d’afflictions, on se trompe soi-même. Une autre hypocrisie qui n’est pas si innocente, parce qu’elle impose à tout le monde, c’est l’affliction de certaines personnes qui aspirent à la gloire d’une belle et immortelle douleur. Il y a encore une autre espèce de larmes qui n’ont que de petites sources, qui coulent et se tarissent facilement : on pleure pour avoir la réputation d’être tendre ; on pleure pour être plaint ; on pleure pour être pleuré ; enfin on pleure pour éviter la honte de ne pleurer pas[2]. »

De même que, sous l’amitié et l’amour, nous avons retrouvé la vanité et l’intérêt, ainsi devrons-nous les retrouver dans l'inimitié et la haine ; le principe de l’ini-

  1. Max. 175.
  2. Max. 235, 232, 233.