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LES SUCCESSEURS MODERNES D’ÉPICURE

A l’absence de liberté intérieure correspond en nous, comme dans tout le monde matériel, l’inertie : « La paresse est naturelle à l’homme, il gravite sans cesse vers le repos, comme le corps vers un centre[1]. »

Pour arracher à l’inertie les corps, il faut un choc, un mouvement venu du dehors ; le choc qui nous réveillera de notre repos, c’est la sensation, et le mouvement qui nous emportera, c’est l’intérêt, c’est la poursuite « de tout ce qui peut nous procurer des plaisirs ou nous soustraire à des peines[2]. » « Si l’univers physique est soumis aux lois du mouvement, l’univers moral ne l’est pas moins à celles de l’intérêt[3]. »

On ne peut invoquer, pour expliquer l’action, d’autre mobile que l’intérêt ; je ne puis vouloir le bien absolument et d’une volonté désintéressée ; je ne le veux que relativement à moi. Pour le démontrer, Helvétius emploie un argument original : il raisonne par analogie de l’amour du mal pour le mal, qui est impossible, à l’amour du bien. « Il est aussi impossible à l’homme d’aimer le bien pour le bien que d’aimer le mal pour le mal. » « Le sentiment de l’amour de soi, continue-t-il, est la seule base sur laquelle on puisse jeter les fondements d’une morale utile[4]. » « Les hommes ne sont point méchants, mais soumis à leurs intérêts. Les cris des moralistes ne changeront certainement pas ce ressort de l’univers moral[5]. » Helvétius aurait pu ajouter que, si les hommes ne sont pas méchants, ils ne sont pas bons non plus, et il a bien aperçu cette conséquence.

Là où règne la fatalité de la passion, il ne peut y avoir ni mérite, ni culpabilité ; or, la non-culpabilité appelle l’indulgence. Helvétius insiste beaucoup sur cette conséquence pratique du fatalisme utilitaire, déjà déduite par Spinoza du fatalisme panthéiste ; il recommande la douceur et la patience envers tous, même envers les méchants ; il fait appel aux sentiments de charité et de pitié, entendus à sa manière, pour défendre son système. Helvétius a clairement aperçu cette conclusion du système épicurien : impuissance réelle de l’homme à

  1. De l’espr., III, 5; De l’hom., IV, 24.
  2. De l’espr., II, 1, note.
  3. De l’espr., II, 2; De l’hom., récap.
  4. De l’espr., II, 5; Ibid., note. II, 24.
  5. De l’espr., II, 5; Ibid, note. II, 24.