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HELVÉTIUS

c’est sur les faits mêmes qu’il fonde les lois. Il pourra calculer l’effet de l’éducation et de la sanction sur les hommes comme on calcule l’effet de la pesanteur sur les corps, et sa physique des mœurs obtiendra des résultats aussi certains que la physique des phénomènes matériels. Le même ordre régnera dans le monde moral que dans le monde physique : ces êtres humains qui, lorsque le législateur les a reçus de la nature, étaient accablés par l’inertie ou divisés par les passions, dans un repos absolu ou dans une guerre irrémédiable, il les refait en quelque sorte, il les crée une seconde fois, il complète et transforme la nature par l’habitude : il est plus fort que la nature, il est, à la longue, « plus fort que les dieux[1]. »

Le système moral d’Helvétius ne manque, comme on voit, ni de grandeur ni de beauté ; il renferme même, évidemment, une part de vérité. Cette tendance à traiter scientifiquement et méthodiquement la morale et la législation se retrouvera, comme nous l’avons déjà remarqué, chez les théoriciens de la Révolution française : seulement l’objet de cette méthode et le but de cette science changeront, et, pour les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme, l’utilité fera place à la justice. — Pas complétement néanmoins : tandis que, dans la théorie, la Constituante et la Convention ne sembleront considérer que les droits imprescriptibles de l’homme et n’avoir les yeux que sur cet idéal, trop souvent, dans la pratique, elles invoqueront des principes tout contraires, elles parleront d’utilité sociale, d’intérêt public, de salut public : idées généreuses en apparence, derrière lesquelles on a mis parfois à couvert de tristes actes. Alors Helvétius, s’il avait vécu quelques années de plus, eût appris ce que peuvent faire ces législateurs humains — qu’il comparait à des dieux, — lorsqu’ils agissent au nom de l’utilité et du salut publics ; il eût vu ses principes inspirer presque tout ce qu’il y eut de mauvais dans la Révolution française ; il eût vu se développer dans les faits toutes les conséquences que sa pensée n’avait pas aperçues. De même que le sentiment du droit a présidé à tous les grands actes de la Révolution, de même les idées d’utilité et de salut publics ont seules fait verser le sang qui a été versé et sont seules responsables des crimes commis. On a appelé Saint-Just un faux platonicien ; on

  1. De l’espr., III, 15. De l’hom., VII, 14, note.