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ÉPICURE

ceux du goût, de l’ouïe, de la vue et ceux de Vénus ; hors de là, point de vraie jouissance, et partant point de vrai bien[1].

Maintenant, ces trois ou quatre biens auxquels on peut ramener tous les autres, classons-les, pour les ramener eux-mêmes autant qu’il est possible à l’unité.

Des plaisirs de la vue ou de la forme (τὰς διὰ μορφῆς) n’est pas absent tout sentiment esthétique ; quant aux plaisirs de l’ouïe, encore plus purs, ils touchent de plus près à l’âme ; ne sont-ils pas produits par une simple vibration, par un mouvement d’atomes ? Or, le mouvement est peut-être dans la matière ce qu’il y a de moins matériel. Aussi, dans les formes et les sons, Épicure ne peut trouver des plaisirs assez épais, assez chargés de matière ; il ne peut laisser ces plaisirs sur le même rang que les autres. Voir, entendre, — jouissances complexes, déliées, et qui, à mesure qu’elles se développent, se spiritualisent, perdent le caractère de la nécessité physique et brutale ; on peut choisir entre ces jouissances, prendre l’une comme fin à l’exclusion de l’autre : elles ne nous offrent point l’unité à laquelle tend toujours la pensée humaine, et qui, une fois connue, exclut le choix. Le plaisir du goût (τὰς διὰ ξυλῶν) a déjà un caractère de plus franche brutalité, mais on peut encore se passer des saveurs ; il faut trouver quelque chose dont on ne puisse point se passer, quelque chose d’assez simple pour être nécessaire, une fin assez basse pour être fin exclusive.

Lorsque Socrate, dans ses définitions, assignait à chaque chose sa place et son rang, il prenait pour critérium de la valeur des choses leur généralité, et faisait consister la sagesse à classer les choses par genres, dans la pensée et dans l’action, λόγῳ και ἔργῳ διαλέγειν κατὰ γένη[2] ; chaque bien était donc pour lui plus ou moins bon, plus ou moins utile, suivant qu’il était plus ou moins général, et le souverain bien n’était autre chose à ses yeux que l’universel. Et en effet, comme il considérait tout à un point de vue rationnel, il trouvait dans le général la raison du particulier, dans le supérieur la raison de l’inférieur ; pour la question qui nous occupe, il eût évidem-

  1. Diog. L. X, 6, Athen., VII, viii, xi. Cic. Tusc, III, xviii ; De fin., II, iii ; Plut., Non pos. s. viv. sec. Epic, 4, 5.
  2. Voir M. Fouillée, La philosophie de Socrate, t. I.