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ÉPICURE

dégoût plus profond et il y vit un plus grand obstacle au bonheur de la vie[1].

C’est à tort qu’on se représente toujours les religions antiques sous des couleurs riantes : elles conservaient encore, à l’époque d’Epicure, leur côté terrible. À l’origine la pensée humaine, ignorant les causes lointaines des phénomènes, place ces causes dans les phénomènes mêmes ; elle cloue chaque objet qui se présente, heureux ou funeste, de volonté bonne ou mauvaise ; l’homme projette autour de lui, dans la plante, dans l’animal, dans la nature entière, la puissance intelligente qu’il sent en lui. Seulement, après qu’il s’est ainsi entouré, enveloppé d’autres lui-même, après qu’il s’est ainsi répandu au dehors, revenant ensuite sur soi par la réflexion, il ne se retrouve plus : sa liberté a disparu, le cercle de volontés bonnes ou méchantes qu’il a tracé autour de la sienne se resserre sur lui et l’enferme ; il se sent esclave. La religion que l’homme a lui-même créée le met donc à la merci de maîtres tout-puissants et capricieux, d’autant plus terribles qu’il ne peut les voir, d’autant plus invincibles qu’il ne s’attend point à leurs coups. Que faire maintenant contre ces fantômes dont sa religion a peuplé le monde ? Eux seuls peuvent donner ou ôter à l’homme le bonheur ; il n’est rien, ils sont tout ; il ne lui reste plus qu’à se soumettre, à s’incliner, à essayer d’émouvoir par son humilité et ses prières des dieux inconnus, peut-être inflexibles.

Si encore la volonté de ces dieux n’était l’objet de nulle conjecture, s’il n’était aucun moyen de la prévoir, on jouirait vis à vis d’eux de la demi-liberté que donne l’ignorance : lorsque j’ai la perspective d’être châtié quoi que je fasse, il en résulte que je fais ce que je veux ; je puis donc conserver mon indépendance et mon « ataraxie ». Mais il n’en est pas ainsi. Si nous ne pouvons pas prévoir absolument la conduite des dieux à notre égard, nous pouvons du moins la conjecturer et y contribuer pour une certaine part : nous pouvons la conjecturer par la divination et par la science des augures, qui nous enseigne le rapport de certains phénomènes avec la volonté des dieux ; nous pouvons même la modifier dans une certaine mesure par les offrandes et les sacrifices, qui établissent un rapport entre nos ac-

  1. Diog. L., X, 4. Voir Bayle, art. Epicure.