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LA RIVIÈRE


Chaque soir, quand le travail du jour est fait, le même train de banlieue me ramène lentement chez moi, et je retrouve ma rivière.

Elle coule tranquille, froide et profonde, entre deux berges plates semées d’ormeaux. J’ignore d’où elle vient et je m’en moque ; je sais qu’un peu plus loin elle va trouver des quais, des pontons et des garages, et l’animation bruyante d’une ville de canotiers, mais ce que j’aime d’elle, c’est un tronçon de trois cents mètres, entre deux tournants, au milieu de la dure campagne.

Je m’arrête un instant sur son bord, avec un coup d’œil amical au paysage familier, et quand j’ai sauté à l’eau d’un bond et que, dix mètres plus loin, je remonte à la lumière, je sens que suis lavé, lavé jusqu’au cœur de la fatigue et de l’ennui du jour, et des pensées mauvaises de la Cité.

Alors je remonte lentement le long de la berge, tout au bonheur de sentir mes muscles jouer dans l’eau fraîche, jusqu’à la limite de mon empire, un coude de la rivière, que domine, sur un tertre de six pieds, un bouquet d’ormeaux.

Plus loin, c’est une contrée vague et redoutable, où les berges descendent en marécages dans l’eau trouble, qui doit se peupler, pour le nageur, d’herbes mauvaises et de dangers incertains. Au lieu qu’ici, entre les rives connues, il me semble que rien ne peut m’atteindre, et la racine qui m’effleure, et le remous qui m’entraîne, un peu, sont des choses inoffensives et familières.

Je puis me souvenir d’un temps où je ne m’aventurais dans l’eau, l’eau dangereuse