Page:Hémon - Lizzie Blakeston, 1908.djvu/9

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continua à grandir, laissant derrière elle les ornements éclatants qui avaient été le seul orgueil de son enfance, elle entra dans la maturité de ses quinze ans.

Les quinze ans de Lizzie n’eurent rien d’impertinent ni de frivole. À cet âge, les jeunes beautés de Mile-End road se préparent à l’amour, en échangeant avec les représentants du sexe ennemi, au hasard des rencontres, des grimaces, des bourrades ou des propos facétieux hurlés d’un trottoir à l’autre ; et quand cédant à l’inéluctable, elles entrent, vaincues et dociles, au « pays du Tendre », les premières haltes sont faites devant la petite voiture du marchand de glaces, dans la boutique où l’on vend des oranges ou la galerie à six pence du « Pavillon ».

Au milieu de ces tentations affolantes, Lizzie passa comme une héroïne de sonnet, doucement indifférente, supputant le prix du lard et la quantité de pain nécessaire à la famille. À vrai dire, elle ne mettait aucun amour-propre à remplir en conscience ses fonctions de ménagère ; elle avait seulement très peur des brutalités et des scènes, et s’efforçait d’y échapper ; une fois l’indispensable fait, elle contemplait avec une sérénité parfaite le désordre et le délabrement du logis. Elle l’avait toujours connu ainsi, et n’éprouvait aucun désir de réforme. Elle préférait s’asseoir près de la fenêtre et laisser couler les minutes et les heures sans penser à rien, avec le sentiment obscur que chaque moment représentait quelque chose de gagné, un peu de vie passé sans ennuis graves, une étape de plus accomplie sans effort vers cette chose qu’elle attendait et qui ne pouvait manquer de venir.

Ce n’était pas le Prince Bleu qu’elle attendait. Si l’événement qui était en route s’était révélé être l’apparition d’un jeune cavalier d’une beauté merveilleuse, Lizzie eût été cruellement désappointée. Ce serait quelque chose de bien mieux : quelque chose qui changerait tout, qui changerait à la fois Lizzie elle-même, la couleur du ciel, Faith street, le monde entier et l’humanité qui l’habitait. Cela tirerait au-dessous d’un certain moment de la vie un gros trait définitif, et il y aurait une grande voix exultante qui annoncerait : « Maintenant, nous allons tout recommencer ! » Et le recommencement serait quelque chose de si merveilleux qu’elle n’essayait même pas de l’imaginer.

Quand elle se sentait fatiguée d’être assise, Lizzie se levait et s’étirait doucement. Elle n’avait ni retour morose à la vie, ni réveil amer, car elle n’avait pas rêvé : elle n’avait fait qu’attendre. Et comme rien n’était venu cette fois encore et qu’il se faisait tard, elle allumait un fourneau à pétrole pour préparer le repas du soir.