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SUR LA ROCHE

deux avait attiré la clientèle, qui en prenait volontiers le chemin. Après la mort du gendre, les amis continuèrent à venir là, par habitude, et pour consoler les deux femmes.

Aussi bien, Anne-Marie faisait plaisir à voir et parfois on lui prenait la taille, en toute amitié, car elle rendait les caresses en coups de poing. Elle ne se fâchait pas d’ailleurs, bien qu’elle cognât ferme. Chez elle, on pouvait tout dire, à la condition de ne rien toucher, ni bouteilles, ni peau ; les grivoiseries ne l’offusquaient pas, et même, de temps en temps, elle affectait d’en rire, puisque son métier exigeait cette complaisance. Mais quand ce rire brusque s’ouvrait sur ses larges dents, ou quand une réplique alerte lui sautait de la bouche, elle gardait au fond d’elle le sérieux de la commerçante qui vaque à ses affaires. Promptement, elle avait acquis l’insensibilité professionnelle des êtres auxquels le vice d’autrui donne à vivre. La boisson avait fait sa misère, deux fois, et si la boisson maintenant la nourrissait au détriment des autres, tant pis pour les autres ! Elle n’excitait personne à boire, et de cela,