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vices honteux que les plus grands scélérats ne commettent jamais sans remords, et ces faiblesses qui sont presque inséparables de la nature humaine. C’est bien pis s’il s’échauffe sur des bagatelles, et s’il parle froidement des excès. »

Voici, du reste, comment Marivaux comprenait le rôle du Spectateur :


Lecteur, je ne veux point vous tromper, et je vous avertis d’avance que ce n’est point un auteur que vous allez lire ici. Un auteur est un homme à qui, dans son loisir, il prend une envie vague de penser sur une ou plusieurs matières, et l’on pourrait appeler cela réfléchir à propos de rien. Ce genre de travail nous a souvent produit d’excellentes choses, j’en conviens ; mais, pour l’ordinaire, on y sent plus de souplesse d’esprit que de naïveté et de vérité. Du moins est-il vrai de dire qu’il y a toujours je ne sais quel goût artificiel dans la liaison des pensées auxquelles on s’excite : car, enfin, le choix de ces pensées est alors purement arbitraire, et c’est là réfléchir en auteur. Ne serait-il pas plus curieux de nous voir penser en homme ? En un mot, l’esprit humain, quand le hasard des objets ou l’occasion l’inspire, ne produirait-il pas des idées plus sensibles et moins étrangères à nous qu’il n’en produit dans cet exercice forcé qu’il se donne en composant ?

Pour moi, ce fut toujours mon sentiment. Ainsi, je ne suis point auteur, et j’aurais été, je pense, fort embarrassé de le devenir. Quoi ! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu’on n’aurait point si l’on ne s’avisait d’y tâcher ! Cela me passe. Je ne sais point créer ; je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait, et je serais fâché d’y mettre rien du mien. Je n’examine point si celle-ci est fine, si celle-ci l’est moins : car mon dessein n’est de penser ni bien, ni mal, mais seulement de recueillir fidèlement ce qui me vient, d’après le tour d’imagination que me donnent les choses